Les Archives comme stratégie et fil conducteur d'une pratique
Sylvie Lacerte
The inception of this exhibition goes back to a case study conducted by DOCAM on the documentary aspect of the acquisition of Vera Frenkel's archival
fonds by Queen's University.
The author first met Frenkel when she spoke at a DOCAM summit in 2006. Upon hearing her speak candidly about the documentation and conservation of her works, she knew that she wanted to collaborate with her.
Given the attention that archives are currently garnering in the contemporary art world, Sylvie Lacerte did not want to create a mere tribute to a passing trend, nor did she wish to echo the work or vision of the invaluable
Frenkel fonds archivist. Her intent was instead to shed light on the documentation behind Frenkel's creative practice.
The exhibition is based on the archival documents of three of Frenkel's works:
String Games: Improvisations for Inter-City Video (Montreal-Toronto, 1974),
"...from the Transit Bar" (1992), and
ONCE NEAR WATER: Notes from the Scaffolding Archive (2008–2009). Frenkel and Lacerte designed a conceptual structure for the exhibition based on four themes: archives as a creative strategy; work cycles; the
in situ aspect of the works and their iterations; and the use and evolution of technology.
The explorations conducted up till now represent only the tip of the iceberg, for Frenkel's multifaceted production dates back more than 40 years. However, the author hopes that this archival overview will provide a sense of the artist's bold practice, artistic discipline, techniques, and technologies.
Les Archives comme stratégie et fil conducteur d'une pratique
Sylvie Lacerte
Archives do not record experience so much as its absence; they mark the point where an experience is missing from its proper place, and what is returned to us in an archive may well be something we never possessed in the first place. Is there a part of the archive that escapes from the archivist's control, a "beyond the archive" that remains inaccessible to its finding tools? Such a beyond might be described as unheimlich
, a term whose etymology (from German heim
(home) and heimlich
(secret, hidden) links it to the archive in more ways than one. Sven Spieker
(1)
La genèse de cette exposition remonte à une étude de cas réalisée au sein du projet de recherche de l'Alliance DOCAM
(2) instauré par la fondation Daniel Langlois pour l'art, la science et la technologie. Cette vaste entreprise interdisciplinaire et interinstitutionnelle, inusitée au Canada, a mis à profit l'expertise d'artistes, de muséologues, d'archivistes et de chercheurs universitaires, afin de tenter de solutionner les nombreuses problématiques reliées à l'obsolescence des œuvres d'art médiatiques, auxquelles l'on cherchait à conférer une pérennité. L'étude de cas Frenkel portait davantage sur l'aspect documentaire de l'acquisition du fonds d'archives de l'artiste par le centre d'archives de la Queen's University, que sur les œuvres elles-mêmes. En tant que coordonnatrice du projet DOCAM, j'eus le plaisir de rencontrer Vera Frenkel, à la suite d'une invitation que l'Alliance lui avait lancée pour prononcer le discours de clôture lors de son Sommet international annuel, tenu à l'automne 2006 à l'Université McGill. Avant de recevoir Frenkel au Sommet, j'entrepris quelques lectures, dont son très beau texte
Letter to A. and A. (About Moving On, Moving Through...) (3), afin de saisir l'artiste et l'étendue de sa pratique. Frenkel et moi eûmes d'abord une conversation téléphonique, et sa voix, que l'on peut entendre dans plusieurs de ses pièces, fit son œuvre... Puis lors de sa conférence à Montréal, elle exposa de façon assez franche et candide, ce que représentaient pour elle la documentation et la conservation de ses œuvres. Affirmant être une artiste encore bien en vie et dont la pratique est toujours en cours, elle avoua ne pas avoir le recul nécessaire pour deviser sur ces questions épineuses. C'est à ce moment que j'eus le désir de collaborer avec elle.
Le projet d'exposition
In a continued quest to reconfigure the structure of memory, Frenkel unveils a complex mapping of representation in which the act of remembering is both storytelling and archaeology, excavating a genealogy of Art and Politics. Dot Tuer
(4)
Sachant l'engouement actuel pour la question de l'archive (ou des archives) dans le monde de l'art contemporain, il m'importait de ne pas concevoir une exposition qui ne serait que le tribut d'une tendance passagère, aussi lourde fût-elle
(5). Aussi, n'étant pas archiviste, je ne souhaitais en aucun cas doubler le travail ou la vision de l'archiviste du
fonds Frenkel, sans l'aide de laquelle ce projet n'aurait pu voir le jour. L'idée à la base de l'exposition était donc d'éclairer les dessous et les coulisses de la création de Frenkel, en tirant le fil d'Ariane qui permettrait de retracer la cartographie d'une démarche foisonnante et complexe.
Il était crucial de bien circonscrire les paramètres de cette exposition fondée sur des documents d'archives s'articulant autour de trois œuvres majeures du corpus de Frenkel, soit
String Games: Improvisations for Inter-City Video (Montreal- Toronto, 1974), "...from the Transit Bar"/"...du transitbar" (1992) et
ONCE NEAR WATER: Notes from the Scaffolding Archive (2008–2009). Frenkel et moi avons imaginé une structure conceptuelle contenant quatre axes principaux qui nous permettraient de maintenir une ligne directrice cohérente tout au long du processus, afin que la cartographie
(6) de son parcours artistique prenne tout son sens. L'art et le politique traversent l'œuvre de Frenkel avec gravité, mais parfois aussi avec irrévérence, voire avec espièglerie (l'artiste dirait
mischievousness). Chez elle, le politique tisse la trame narrative (le
storytelling), tel un palimpseste de vérités cachées qui ne sont révélées qu'après une enquête exhaustive, où suspense, indices et pièces à conviction (
evidence) éclairent des éléments comme la mémoire (personnelle et collective), l'oubli, la perte, l'abus de pouvoir et les migrations — tous reliés par un fil nouant l'étoffe de ses œuvres.
L'art et le politique traversent l'œuvre de Frenkel avec gravité, mais parfois aussi avec irrévérence, voire avec espièglerie (l'artiste dirait
mischievousness). Chez elle, le politique tisse la trame narrative (le
storytelling), tel un palimpseste de vérités cachées qui ne sont révélées qu'après une enquête exhaustive, où suspense, indices et pièces à convictions (
evidence) éclairent des éléments comme la mémoire (personnelle et collective), l'oubli, la perte, l'abus de pouvoir et les migrations — tous reliés par un fil nouant l'étoffe de ses œuvres.
Ainsi avons-nous décidé d'esquisser un portrait, de tracer une archéologie de la pratique de Frenkel à partir des principes suivants :
1. Les archives en tant que stratégie du processus de création ;
2. Les cycles de travail ;
3. L'aspect
in situ des œuvres, au fil de leurs différentes itérations, incluant le web comme lieu de monstration ;
4. L'utilisation des technologies, et la manière dont celles-ci ont évolué au cours des années, dans le travail de l'artiste.
Ce faisant, il était important de tenir compte des diverses mutations qu'ont subies ces technologies, la plupart du temps provoquées par l'obsolescence planifiée de l'industrie. Mais il importait surtout de traduire la façon dont Frenkel a su faire usage des nouveaux médias, en tant qu'outil ou vecteur lui permettant de transmettre ses « fictions » au public. Dans une entrevue que Frenkel accordait à la chercheure Caroline Langill pour son projet de recherche doctorale
Shifting Polarities (7), l'artiste confiait : « [...]
The web was made for me. [...]
It is a testing facility, where I feel like a canary in a coal mine, [but technologies can] also become a false Messiah. » Jamais Frenkel ne prend les technologies pour acquises. Elle les utilise à ses propres fins, les déviant parfois de leur fonction initiale.
Nous aurions également pu ajouter à cette structure conceptuelle l'espace ténu qui permet de situer le travail de Frenkel entre fiction et réalité, entre l'art et la vie, entre l'art et le politique, mais ces fines démarcations sont inhérentes et sous-jacentes à l'ensemble de sa production, les archives en étant l'élément clé et liant.
Les œuvres charnières
String Games: Improvisations for Inter-City Video (Montreal-Toronto, 1974) (8)
Fondée sur le principe du jeu de ficelles
Cat's Cradle (berceau du chat), cette œuvre est une transmutation d'un jeu séculaire et universel que les enfants du monde entier apprennent à maîtriser dès leur plus jeune âge. Dans
String Games, les doigts devant former les motifs géométriques du jeu de ficelles étaient « incarnés » par cinq participants à Montréal, et cinq autres à Toronto, qui se faisaient face par l'intermédiaire de moniteurs vidéo dans les studios de téléconférence de Bell Canada. Les protagonistes de
String Games, des artistes pour la plupart, étaient placés derrière des bureaux en forme de « berceau », tandis que Frenkel, à Montréal, et Ellen Maidman, à Toronto, leur transmettaient, tels des
deus ex machina, des directives à partir desquelles ils allaient livrer leurs « improvisations ».
Frenkel avait demandé aux participants de
String Games de se présenter avec neuf « objets/figures »
(9) de leur choix constituant leurs « archives intérieures » (
inner archives), dont les éléments pourraient contribuer à créer un vocabulaire et une syntaxe qui établiraient la base d'un langage pour la trame
improvisationnelle de l'œuvre, à l'instar de ce que l'on retrouve en jazz.
Dans les studios de Bell à Montréal et à Toronto, des fauteuils à l'intention des participants étaient disposés devant des bureaux semi-circulaires munis d'un panneau de contrôle central. Vera Frenkel et Ellen Maidman nommaient, en alternance, l'une des neuf figures de chacun des participants, lesquels y répondaient au moyen de mimes et d'improvisations. Le panneau de contrôle permettait à Frenkel et à Maidman de sélectionner l'un des trois angles pouvant être adopté par la caméra : droite, gauche ou vue d'ensemble. Les appels de Frenkel et de Maidman ont été suivis d'échanges directs entre les dix participants, poursuivant le jeu à leur manière.
Pendant la durée de la performance, trois captations vidéo ont été réalisées.
Rehearsal (30 octobre 1974),
Enactment (6 novembre 1974) et
Review (13 novembre 1974) ont été produites à une semaine d'intervalle. Les bandes montréalaises étaient diffusées sur quatre moniteurs vidéo, à la Galerie Espace 5, à Montréal, le jour-même de la captation, tandis que les bandes
(10) torontoises étaient diffusées le lendemain, après avoir fait le trajet vers Montréal durant la nuit.
En somme,
String Games a pris la forme d'une vidéo-performance interactive
insitu, en circuit fermé, où espace-temps, fiction et réalité, langage et technologies ont jeté des ponts entre deux villes que tout semblait séparer.
"...from the Transit Bar"/"...du transitbar" (1992)
Complexe et polyforme, cette œuvre multimédia fut commandée à Vera Frenkel pour la
documenta IX de Cassel (Allemagne), en 1992. L'installation recourt à une certaine théâtralisation, notamment par un dispositif scénique — celui d'un piano bar —, où les visiteurs endossent le rôle de clients qui s'attablent ou s'installent au bar, y commandant jus d'orange, scotch, eau minérale ou vodka
(11). Avec
"...du transitbar" Frenkel nous livre une œuvre de performance interactive, dans laquelle les spectateurs/clients peuvent entamer une conversation avec le barman (et parfois avec la barmaid, personnifiée par Frenkel elle-même), ou encore interagir entre eux. Un piano Disklavier
(12) placé dans un coin de l'installation, est utilisé par un pianiste attitré au
transitbar, mais est également mis à la disposition du visiteur
en transit, s'il sent le besoin d'ajouter un peu de musique à l'ambiance générale. Entre les sessions du pianiste « officiel », le Disklavier peut rejouer les pièces du pianiste ou des visiteurs, en play-back, ou encore « interpréter » des pots-pourris de standards, de mélodies folkloriques et de compositions originales. Ces dernières sont le fruit d'une collaboration entre Vera Frenkel et Stan Zielinski
(13). Les diverses sessions de piano ont constitué un palimpseste d'atmosphères sonores qui ont meublé le
transitbar pour la durée de ses (re)présentations
(14).
Or, la pièce de résistance du
transitbar est, sans contredit, l'installation vidéo composée de six moniteurs, desquels nous parviennent les récits de personnages, la plupart des amis de l'artiste, racontant leurs expériences de déracinement et de migration volontaire ou forcée. Le visiteur/client entend des voix hors-champ dans les langues marginalisées de l'Allemagne nazie, (Benjamin aurait dit les langues des « vaincus »), soit le yiddish et le polonais. Ces récits nous sont aussi donnés à lire par le truchement de sous-titres, apparaissant en alternance, en anglais, en français et en allemand (les langues des « vainqueurs », toujours selon Benjamin). Comme dans maints lieux de passage, le
transitbar offre également la lecture d'un tabloïd, où nous retrouvons les pensées de l'artiste et certains des récits relatés dans les vidéogrammes. Celui-ci, traîne sur des tables ou s'empile sur des supports à journaux où l'on retrouve également des hebdomadaires de communautés immigrantes.
À l'instar de
String Games, "...du transitbar" est porteur de langage, livré à l'oral et à l'écrit au moyen de trames narratives « enchevêtrées », où réalité et fiction, temps différé et temps réel, improvisations et textes scénarisés se côtoient sans jamais que nous puissions en distinguer les lignes de partage. Les livres d'or, recelant les commentaires des visiteurs des multiples itérations de l'œuvre, de même que les tabloïds, adaptés chaque fois à leurs lieux de présentation (dont Cassel, Stockholm, Toronto et Ottawa), deviennent les traces, les archives de cette installation vidéo interactive, traitée comme une œuvre
in situ à chacun de ses
transits.
L'esprit du
transitbar se fait également sentir dans d'autres œuvres de Vera Frenkel, notamment dans
Body Missing (1994–2008) et dans
The Institute™: Or, What We Do for Love (2003–2009). Ces œuvres multimédia — présentées sur le web et, à différentes reprises, en galerie, sous forme d'installations — découlent directement du
transitbar ou en sont des corollaires, reprenant des questions essentielles qui y furent abordées et qui tendent à ponctuer l'ensemble de la pratique de Frenkel, soit l'abus de pouvoir, la perte, les migrations humaines, la mémoire et l'oubli.
ONCE NEAR WATER: Notes from the Scaffolding Archive (2008–2009)
Avec cette œuvre vidéographique en haute définition, Frenkel boucle la boucle archivistique, pour ainsi dire, épure son langage visuel et son dispositif de présentation, car nous ne nous trouvons plus devant une installation, ni face à une performance multimédia contenant nombre d'équipements (enfin pas d'équipements apparents), ni même à naviguer sur le web. Nous sommes simplement les spectateurs d'une projection HD, présentée directement au mur, véritable objet dématérialisé
(15). Or, l'artiste est toujours présente, puisqu'elle assume la narration de l'œuvre. Elle y incarne le personnage principal, celui de Ruth, une archiviste qui nous raconte à titre posthume, avec sa voix chaude, l'histoire du quotidien de sa ville. C'était en des temps révolus, où la population avait encore accès au lac, dont la vue est aujourd'hui obstruée par des échaffaudages et des tours d'habitation luxueuses, avec leurs murs formant une enceinte inaccessible, à l'instar des douves d'un château fort.
L'art et le politique sont encore une fois au rendez-vous, de même que l'art et la vie, la fiction et la réalité. Le langage est toujours livré par une trame narrative (
storytelling) et par des citations qui essaiment et ponctuent les images au fil des réminiscences de cette archiviste, qui nous mène dans une quête (ou en bateau) vers la cachette où elle a dissimulé les archives qui agissent comme pièces à conviction pour corroborer ses dires sur l'état de sa ville, telle qu'elle fut. Le suspense règne et nous tient en haleine jusqu'à la chute du récit. Les images sont ici, comme dans ses autres œuvres, les témoins et les traces du fil de l'histoire qui nous est racontée. Aussi, comme elle l'a fait tout au long de sa pratique, Frenkel utilise les technologies les plus récentes ; elles sont le vecteur de transmission de ses œuvres. Pour les besoins de l'exposition, les « archives » photographiques documentant la réalisation de
ONCE NEAR WATER sont à l'image de l'œuvre elle-même, soit présentées en boucle dans un cadre numérique, une approche a priori peu orthodoxe pour une exposition « documentaire ».
Pour conclure...
Lorsque l'idée m'est venue de concevoir une exposition autour d'œuvres charnières de Vera Frenkel, dont les documents d'archives constitueraient le matériau principal, sans toutefois devenir objets fétiches, je n'avais aucune idée du périple qui m'attendait ! D'emblée, ma motivation était de collaborer sur un projet commun avec Vera Frenkel, artiste engagée au parcours atypique, et pionnière des nouveaux médias. Le périple fut complexe, mais toujours fascinant. Les découvertes extirpées des archives furent stimulantes, parfois troublantes et déroutantes.
Aussi, les explorations effectuées jusqu'à ce jour ne représentent qu'un état partiel ou parcellaire de la production de Frenkel, puisqu'elles ne cartographient que la pointe de l'iceberg de son parcours multiforme, s'échelonnant sur plus de quarante années. C'est la nature même d'un fonds d'archives que d'être constitué de béances, de manques, d'oublis. Malgré cela, Frenkel a démontré un enthousiasme qui ne s'est jamais démenti, une grande humilité et une générosité toujours renouvelée. La collaboration de tous les instants avec l'artiste fut des plus riches, tant sur le plan artistique qu'humain. Cette dynamique « agissante » a permis de donner corps au projet.
En définitive, nous espérons que ce survol aura pu offrir aux visiteurs, le temps d'une exposition, la possibilité de saisir le sens d'une pratique audacieuse qui traverse les époques, les disciplines artistiques, les techniques et les technologies. Cela, avant que les documents fondateurs de la production et de la démarche toujours active de Frenkel ne reprennent place dans leurs cartons sans acide, rangés sur les rayons des voûtes obscures du centre d'archives de la Queen's University, ou classés dans les fichiers numériques d'un disque dur.
Sylvie Lacerte est théoricienne de l'art et des musées et commissaire d'expositions indépendante. Ses textes ont été publiés dans des revues d'art, des anthologies et des catalogues d'exposition. Son ouvrage La médiation de l'art contemporain a paru en 2007. Sylvie Lacerte est spécialiste en arts visuels pour la Politique d'intégration de l'art à l'architecture et à l'environnement du Gouvernement du Québec et est directrice artistique de la revue Spirale depuis décembre 2009.
Autres publications en ligne de Sylvie Lacerte :
- 2010 DOCAM Summit: Raconter l'archive autour d’une exposition
- DOCAM Pedagogical Activities: Seminars (2006-2009)
- 9 Evenings and E.A.T. : A gap to fill in art history's recent chronicles
- La médiation du conflit / Mediating Conflict