Please wait a few moments while we process your request
Please wait...

Contemporary Digital Art

Conservation, dissemination and market access


Bernard Lamarche

An art historian by training, Bernard Lamarche has been the curator of contemporary art at the Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ) since 2012. Before this he was the curator of contemporary art at the Musée régional de Rimouski, from 2005 to 2011, and an art critic at the Le Devoir newspaper (from 2006 to 2011). He has curated many exhibitions and written numerous texts for exhibition catalogues and magazines. In 2014, his exhibition Les matins infidèles. L’art du protocole received the award for best museum, university gallery or foundation exhibition during the AGAC Visual Arts Gala. In 2016, he curated Installations: À grande échelle, the inaugural exhibition of the Pavillon Pierre Lassonde of the MNBAQ.



Art numérique, marché et collectionnement : de l’art du prototypage

[English translation not available]

En tout premier lieu, j’aimerais remercier le comité organisateur de m’avoir invité à participer à ce colloque. Cela m’a permis de clarifier des idées sur lesquelles je n’aurais pas eu, autrement, l’occasion de me pencher. Ensuite, je voudrais m’excuser de n’avoir pas pu être parmi vous pour assister à l’ensemble des communications. J’ai pu heureusement en suivre une portion en streaming.

Avant de commencer, comme il se doit, j’aimerais apporter deux précisions, ce que nous voudrons bien appeler des éléments de définition. Je suis le premier surpris de cette invitation à échanger quelques propos avec vous sur des notions comme celles de marché de l’art et d’art numérique. En effet, je ne me considère comme un spécialiste d’aucune de ces deux questions. Je m’en explique.

Malgré le poste que j’occupe au Musée national des beaux-arts du Québec, je ne me donne pas l’autorité de discourir sur le marché de l’art. Je considère que des spécialistes plus ferrés que moi sur ces questions se retrouvent chez les collectionneurs privés, les évaluateurs que nous engageons lors d’acquisitions par don, et encore davantage les galeries qui sont aux premières loges de ce plateau. Je peux cependant dire que, pour l’art numérique, nous retrouvons certaines problématiques récurrentes, dont l’ampleur est moins grande pour des pratiques, disons, plus traditionnelles. Nous nous retrouvons notamment devant la relative absence de ventes, même pour des artistes établis, et donc face à une carence avérée de comparables. Le fait d’avoir à travailler le plus souvent avec des artistes non représentés par des galeries dans ce domaine, lorsque vient le temps de faire des acquisitions pour la collection, n’a rien pour simplifier les discussions : les barèmes sont établis sur des bases pour le moins fragiles.

Le marché de l’art est évidemment un monde que je côtoie et auquel je participe, et sur lequel, éventuellement, les musées ont un impact. Cela me permet donc d’avoir ma petite opinion sur le sujet. Mais cet impact est relatif. Je songe à ce titre-choc que j’avais lu il y a une vingtaine d’années, chapeautant un article que je n'ai pas retrouvé, qui clamait haut et fort que le monde de l’art était devenu biennal – « a world gone biennalistic ». Par contraste, le monde de l’art est livré depuis quelque temps à la logique des foires d’art contemporain. Je ne vous apprends rien jusqu’à maintenant. Cette réalité encore nouvelle place toutefois les musées devant une impasse due à leur mode de fonctionnement. Comme pour tout musée dont le chapeau est coloré « beaux-arts », j’imagine, mais clairement pour un musée comme le Musée national des beaux-arts du Québec, dont le mandat couvre les débuts de la colonie jusqu’à l’art le plus actuel, les réflexes face au développement de l’art et de son marché, aussi aiguisés soient-ils, sont peu utiles devant ce qui se passe sur le plancher des foires où se trament des affaires à un rythme accéléré. Le processus en rafale des comités internes et externes, suivi de l’aval obligé du Conseil d’administration, nous force à toutes sortes de contorsions afin d’accélérer les choses. Mais il ne nous permet pas de nous ajuster, en termes de vitesse, au monde porté vers les foires. En quelque sorte, cette tendance, nous en subissons en bonne partie les contrecoups.

Je n’ai jamais porté attention aux proportions d’œuvres numériques dans les foires, par rapport à la peinture ou à la sculpture. Je le ferai à partir de maintenant. Je parierais par contre que la vidéo, si tant est qu’elle puisse être considérée comme un art dit numérique, se manifeste comme parmi les plus importantes représentantes de sa classe dans ces rassemblements mercantiles, comme c’est sans doute le cas dans la plupart des collections.

Cela m’amène à la deuxième des précisions que j’ai annoncées. Je n’ai pas tenu à reprendre la distinction entre art technologique et art numérique. Je passerai donc librement de l’un à l’autre. Cette distinction, pourtant, apparaît clairement dans le cadre des présentes activités alors que l’exposition des 15 ans de Molior promeut l’art technologique et que le colloque couvre davantage le terrain de l’art numérique. Pour moi, ces questions ont davantage à voir avec une territorialité qui nous en apprend rarement sur les œuvres elles-mêmes, mais plutôt sur leur désir d’appartenance à l’une ou l’autre de ces catégories.

Parlant de désir, le nôtre se place ailleurs. Le marché de l’art à nos yeux correspond davantage au développement professionnel d’un artiste. Le volume de ses œuvres sur la ligne des transactions marchandes n’est pas un critère si important dans notre balance et la présence même d’un artiste sur ce fil n’oriente pas entièrement – heureusement, je serais porté à dire – nos décisions quand vient le temps d’acquérir une œuvre. Notre implication dans ce marché se mesure aux acquisitions, certes, mais aussi aux validations préalables qui n’ont pas toujours à voir avec le marché, comme une présence soutenue dans le réseau de l’art ou, dans une moindre mesure, celui des événements artistiques. Notre travail en est un, alors, de renforcement de la présence de l’artiste, ce qui peut représenter parfois de solides coups de barre, et des efforts déployés avant nous par d’autres instances de validation. Ajoutons que les œuvres numériques, surtout installatives, ne sont pas si présentes sur le marché intérieur, ce qui diminue la pression sur nous pour agir rapidement devant une œuvre importante.

En ce sens, nous avons créé il y a trois ans le Prix MNBAQ en art actuel, auquel s’est attaché un mécène de premier plan, la Fondation RBC. Ce prix est doté d’un investissement de 100 000 $ canadiens dans la carrière d’un artiste. Il procure au lauréat une bourse d’excellence, une exposition personnelle ainsi qu’une publication bilan, et nous donne l’occasion de nourrir la collection en faisant des acquisitions pour la moitié de la somme totale. Or, les deux artistes lauréats jusqu’à maintenant, Diane Morin pour la première édition et Carl Trahan pour la seconde – l’exposition a lieu en avril 2017 –, n’avaient jamais travaillé dans, et avec, les possibilités et les contraintes (puisque tout n’est pas permis) que présente un musée. Des actions comme celle-ci sont clairement orientées, avec tout le « glam » qu’un tel prix comporte, de sorte que nous cherchons aussi à avoir un impact, en retour, sur la carrière de l’artiste sélectionné. Il est trop tôt pour mesurer les effets durables de cette initiative, mais je remarque que depuis que Carl Trahan a remporté la seconde édition, il a été invité à la Foire en art actuel de Québec et a fait l’objet de deux articles de fond. Un de ces articles a même fait la une de Spirale, un périodique québécois de haut niveau.

Notre première lauréate, Diane Morin, réalise depuis 1998 des installations liant sa pratique à l’art cinétique et aux nouveaux médias. Selon ce que dit son site web, « elle travaille avec la lumière, le son, le dessin et la robotique pour créer des installations in situ dans lesquelles ont lieu des événements cinétiques, sonores et lumineux ». Lors du processus d’acquisition, nous avons pu ajouter à la collection une œuvre phénoménale, imbrication (machines à réduire le temps) (2011-2013), qui a incidemment remporté, le lendemain de l’annonce de la remise de notre prix à Diane Morin, un autre prix, celui de la meilleure œuvre pour la région montréalaise, offert par le Conseil des arts et des lettres du Québec. Cette œuvre a été montrée en salle dans le cadre de l’exposition Installations. À grande échelle, dont j’ai été le commissaire et qui inaugurait le nouveau Pavillon Pierre Lassonde au MNBAQ.

Le travail qui a été accompli entre l’acquisition de l’œuvre et sa livraison est colossal et nous place en face des difficultés qui nous occupent aujourd’hui. En effet, nous étions devant une œuvre extraordinaire, qui n’avait été exposée que quelques semaines auparavant. C’est l’artiste qui nous a proposé de réinvestir temps et argent pour consolider sa première version et revoir en partie la mécanique. Cette étape constituait un retour important sur le projet, pour en faire une œuvre qui pouvait « endurer » – le mot est choisi – une présentation sur une longue période de temps. Il faut dire que tout n’est pas réglé ; quelques détails sont toujours à ajuster, mais de grands pas ont été réalisés.

Cette problématique de la performance et de l’endurance des œuvres a été d’actualité lors de l’exposition Installations. À grande échelle. Nous avons dû fermer à l’occasion quelques portions de l’exposition de plus de 3 000 mètres carrés en raison de troubles techniques. Une des œuvres, que nous avions pourtant auscultée en profondeur, a eu de la difficulté à s’acclimater à sa présentation dans une salle au plafond de plus de 5 mètres, ce que nous n’aurions pu prévoir. D’autres œuvres, comme celle de Manon Labrecque, ont connu des ratés plus légers. Toutefois, l’œuvre d’Alexandre Castonguay, Chutes (1995-2003), celle qui suscitait chez nous le plus d’appréhension, n’a jamais montré de signes de fatigue, bien que nous ayons dû nous rendre à l’écocentre pour remplacer des téléviseurs lors du montage.

Ces œuvres ont comme particularité d’être des bricolages, dans la mesure où l’on peut donner à ce terme le sens le plus sophistiqué. Bien sûr, notre équipe a fait tout en son possible pour relever les œuvres prises de fatigue, mais devant certaines limites, nous nous sommes tournés vers un électricien en bâtiment pour chercher de l’aide. Et c’est avec lui que j’ai eu la conversation la plus marquante pour la présente conférence et pour la manière dont nous devrons nous comporter face au marché de l’art numérique.

Je sais que ce que je vous propose est une longue balle courbe par rapport au sujet annoncé. Je tiens tout d’abord devant vous à remercier cet électricien pour sa curiosité exemplaire face aux œuvres. Je le lui ai d’ailleurs dit de vive voix. Je retiens qu’alors que nous lui expliquions certaines œuvres et leur fonctionnement, il a lancé cette phrase que je n’aurais pas vu voir venir : « Si je comprends bien, ce sont comme des prototypes. » J’avoue que cette idée a renversé en partie ma manière de voir les choses. Si tel est le cas, et je n’ai encore trouvé aucune raison de le réfuter, cette perspective place l’œuvre non pas comme une fin, l’objet convoité, mais comme un début, l’objet encore à faire, à compléter. En effet, nous nous retrouvons avec des œuvres qui n’ont pas subi les tests dont un produit technologique profiterait dans la chaîne de mise en production et de commercialisation complète. Au contraire, ce que nous acquérons a toutes les caractéristiques d’un objet pour lequel les problèmes techniques n’ont pas encore pu être résolus. Ajoutez à cela l’usage abusif auquel nous pouvons soumettre ces œuvres sur la durée, et nous avons tous les ingrédients pour rater la sauce. Nous nous retrouvons donc avec des œuvres pour lesquelles l’acquéreur doit assurer lui-même certaines des étapes de développement subséquentes. Et je ne parle même pas de migration ou d’émulation, mais seulement d’existence au premier chef.

Pour revenir à l’exposition, je pourrais mentionner l’œuvre qui a connu la plus longue période de dormance (En pensant à toi (2003-2004), de David Blatherwick), dont nous nous attendions à ce qu’elle ne lâche jamais, tant sa conception était robuste. Avec les pièces usinées qui la composent, nous l’aurions crue loin de la forme de bricolage technologique dont je parlais plus tôt. Or, il nous a fallu un temps fou et quelques spécialistes pour déterminer qu’une intensité de quelques dixièmes d’ampère trop élevée avait causé une usure prématurée des balais qui conduisent l’électricité aux projecteurs vidéo. Dans ce cas, l’artiste ne pouvait nous aider. Le concepteur de l’œuvre a réparé temporairement certains éléments, mais ne connaissait pas la source du problème. Je vous confie que quelques corps de métier se sont succédé pour trouver l’erreur, et je considère maintenant que ces professionnels font désormais partie du « marché » de ces œuvres.

Un dernier exemple, pour terminer. Malgré le fait que plusieurs auteurs, comme le spécialiste Alain Depocas, aient mentionné cette œuvre comme étant exemplaire des difficultés potentielles attachées à la conservation d’œuvres numériques, nous n’avons pas reculé devant l’extrême fragilité de POD, de Steve Heimbecker, que Molior avait diffusée à Lima, au Pérou, en 2007. Nous en avons tout de même fait l’acquisition. L’œuvre, qui a remporté une mention honorifique à Ars Electronica en 2005, présente toutes les caractéristiques qui font qu’un musée puisse reculer : ordinateur obsolète, connexions fragiles, éléments de captation disparus, etc. Pourtant, le MNBAQ n’a pas cédé à la frilosité. Nous avons jugé pertinent de l’acquérir en raison de sa force, de sa poésie et de sa fortune critique enviable. Nous sommes en train de constituer une équipe pour la faire vivre plus longtemps et sommes déjà à pied d’œuvre.

Les musées ont certes un intérêt pour acquérir des prototypes et les problèmes à solutionner qu’ils comportent. J’ai hâte d’entendre François Rochon discuter de son point de vue à ce sujet, mais tous les collectionneurs n’ont certainement pas le potentiel pour affronter ces défis perpétuels. Un musée comme le nôtre n’a actuellement pas tout ce qu’il faut, il est vrai, pour faire face à ce paradigme qui n’est pas prêt de s’éteindre. Ces problématiques forcent les institutions muséales à revoir constamment leurs façons de faire. S’engager ainsi à solutionner ces problèmes secoue beaucoup de choses, entre autres en ce qui concerne les compétences requises des équipes techniques.

Participer au marché revient aussi à acheter les problèmes auxquels nous voulons, et devons, faire face. Cela revient toutefois, il ne sert à rien de le nier, à choisir parmi ces problèmes les moindres, et parfois cela implique également ceux pour lesquels nous n’avons pas les solutions dans l’immédiat. C’est ce dont le marché des prototypes est fait. Ce statut de prototype a comme avantage d’éloigner l’œuvre de la catégorie du design industriel et de ses procédés de post-conceptualisation. Par contre, cela ne revient pas à dire qu’il faut faire l’économie de ces étapes. La posture du prototype module toutefois notre rapport au marché et cela contribue peut-être à le ralentir. Elle ne freine pas l’élan de notre convoitise, mais la module clairement.

Bernard Lamarche © 2016 FDL