« Où est la sagesse que nous avons perdue dans la connaissance? Où est la connaissance que nous avons perdue dans l'information? »
T.S. Eliot
(1)
Introduction
Perfectionner la préservation des œuvres d'art médiatiques sans l'aide d'une documentation structurée est insuffisant. Il est essentiel, en matière de préservation, de documenter les œuvres et le contexte dans lequel elles s'inscrivent. En fait, compte tenu de la grande précarité de certains projets en ligne, la documentation se révélera souvent la seule trace subsistante de l'œuvre. Ce qui donnera une véritable valeur à une collection d'art numérique, c'est la documentation, les méta-données, la mise en contexte et la garantie de l'accès à long terme à la documentation.
Reste à voir quelle approche convient le mieux à la documentation. Il importe surtout d'expérimenter diverses façons de diffuser la documentation, par exemple en ayant recours à différentes interfaces de bases de données.
Voilà quelques-uns des défis auxquels fait face le Centre de recherche et de documentation (CR+D) de la fondation Daniel Langlois.
Leçon du passé : les panoramas du XIXe siècle
Outre les récits de témoins et de la documentation, presque plus rien ne subsiste des panoramas du XIXe siècle, ces grandes peintures circulaires qui sont probablement les premiers exemples de technologie d'immersion. À la faveur des quelques spécimens existants, comment, dès lors, faire véritablement l'expérience d'un panorama aujourd'hui? En observer l'un des rares exemples ne comble pas vraiment les attentes, car tout le contexte culturel fait défaut.
Paradoxalement, c'est surtout par la documentation que nous pouvons aujourd'hui comprendre quels ont été les effets des panoramas sur le public du XIXe siècle et quels en étaient les enjeux au plan de la représentation. La possibilité de comprendre ce que fut le panorama en tant que contexte de représentation me semble au moins aussi important aujourd'hui, que les quelques panoramas encore existants.
(2)
On peut esquisser un parallèle avec l'art médiatique contemporain. Préserver ce type d'œuvres d'art et espérer que le matériel nécessaire pour y avoir accès existera encore dans l'avenir ne suffisent pas. Tout comme pour les panoramas du XIXe siècle, il faut davantage que les objets et les artefacts. Il est essentiel de rendre compte du contexte. Autrement dit, les meilleurs efforts de préservation sont insuffisants sans l'appui d'une documentation structurée.
Les panoramas ne sont qu'un exemple. D'autres médias ont aussi fait face à une quasi-extinction ou à une extinction totale;
(3) parfois, c'est l'utilisation particulière d'une technologie qui disparaît. Mentionnons par exemple les œuvres et autres activités culturelles sur le Minitel français, telles que celles de Fred Forest et d'Orlan, dont il ne subsiste que des traces documentaires.
Importance et défis de la documentation pour l'archivage et la préservation des œuvres médiatiques
La documentation comporte généralement trois activités :
1. la recherche : repérer les données pertinentes;
2. la préservation : pérenniser les données;
3. la diffusion : rendre les données disponibles.
Il arrive trop souvent que seule la première de ces activités soit effectuée. Aujourd'hui, rares sont les organisations ayant adopté une politique de gestion de la documentation et des résultats de recherche. Celle-ci est en général effectuée à la pièce, sans qu'aucun effort ne soit fait pour formuler des structures méthodologiques, pour préserver les données en vue d'une utilisation future ou même pour les diffuser.
Une gestion efficace des données de recherche est cruciale, car les supports de documentation sont de plus en plus importants pour l'art qui fait appel aux nouvelles technologies. Une pratique documentaire rigoureuse est d'autant plus essentielle que les sources d'information sur l'art médiatique sont assez rares et non structurées - et tout aussi éphémères que les œuvres elles-mêmes.
Il importe aussi de compenser le fait que les organisations responsables des outils traditionnels de recherche en art (périodiques, répertoires bibliographiques) négligent encore l'activité culturelle sur le Web. On ne trouve, par exemple, aucune mention de Rhizome dans
Art Index. Pourtant, le Web et d'autres formats numériques constituent le principal forum d'analyse, de commentaire et même de documentation en matière d'art médiatique. Néanmoins, de tels forums ne simplifient pas vraiment l'accès à ces œuvres d'art, du moins pas à long terme.
C'est pourquoi le CR+D de la fondation Daniel Langlois travaille à constituer une importante collection de documentation qui couvre les quarante dernières années de l'art électronique et numérique. La collection, que les chercheurs peuvent consulter à leur guise, comprend déjà des ressources inestimables comme la collection
Images du Futur, le fonds Steina et Woody Vasulka, ainsi que la Collection de documents Experiments in Art and Technology (E.A.T.). Grâce à de multiples index croisés, la base de données relationnelles du CR+D établit des liens entre les données et des documents, des personnes, des organismes, des événements, des concepts et des œuvres, ce qui permet d'accéder à l'information selon de nombreuses perspectives.
(4)
Documenter l'art médiatique
Il faut d'abord accepter la nature éphémère de la plupart des œuvres électroniques et médiatiques. Archiver et documenter le transitoire semble un paradoxe, mais cette nécessité advient au moment où les technologies, à l'origine de ce transitoire, rendent cette pratique possible.
L'arrivée des nouvelles technologies de l'information et des médias numériques rend la fusion progressive des notions de
musée, de
bibliothèque, d'
archives et de
centre de documentation presque inévitable. Une des raisons de cette convergence est que la meilleure façon de préserver les œuvres d'art médiatique consistera de plus en plus à les documenter et à diffuser ensuite à la fois l'œuvre et sa documentation. Une autre raison est que, dans ce nouveau contexte, l'œuvre et sa documentation sont inséparables. Ce sont les deux faces de la même médaille.
Le défi que pose la documentation de ce type d'œuvre concerne la structure de cette documentation, et ce, aussi bien pour la phase d'acquisition des données, que pour celle de sa diffusion. Chose curieuse, la préservation et la diffusion de la documentation posent en général les mêmes problèmes que la préservation et la diffusion des œuvres.
Il est nécessaire de documenter autant d'aspects que possible des activités artistiques faisant appel aux nouvelles technologies et de retracer l'évolution des nouvelles formes d'art. Certains des grands objectifs consistent à :
- Créer une documentation ouverte, en collaboration,
vivante et qu'il est possible de mettre à jour, à l'image des nouveaux médias.
- Proposer des parcours, ou trajectoires, à suivre dans la structure de la base de données gérant la documentation.
- Repenser la manière de présenter et de diffuser la documentation sur l'art numérique.
- Constituer un laboratoire pour mettre à l'essai les nouvelles interfaces en vue de la publication des données de recherche.
La documentation sur l'art médiatique ne doit pas être une simple illustration, mais plutôt une interprétation, une attitude. Afin de traduire cette attitude, la documentation doit adopter une structure semblable à celle de son sujet. Le défi que représente la documentation d'une œuvre structurée en réseau et composée d'hyperliens, de nature non linéaire, réside dans la mise au point d'une cartographie ou interface permettant d'explorer l'œuvre plutôt que de tenter de saisir l'œuvre ou de la contenir.
La nouvelle nature de l'archive
À l'examen de la question de la documentation, il importe de considérer la nouvelle nature de l'archive. Dans
The Art of Archiving, Geoffrey Batchen écrit :
L'archive n'est plus affaire d'entreposage et de conservation d'objets distincts (fichiers, ouvrages, œuvres d'art, etc.) dans des lieux particuliers (bibliothèques, musées, etc.). De nos jours, l'archive est aussi un flot continu de données, sans géographie ni contenant, transmis sans interruption et, par conséquent, sans restriction temporelle (à savoir, toujours disponible, ici et maintenant). (5)
Le Web nous force à repenser le sens des termes
préserver et
archiver. Lorsque tout devient une archive, lorsqu'une imposante somme d'information n'est qu'à un clic de souris, la signification du terme
archive passe de l'accumulation et du stockage de l'information à la navigation, au déplacement entre différents liens, au mappage et au repérage de l'information pertinente. D'une certaine manière, tout comme la fameuse tablette magique de Freud, le
Wunderblock, l'écran de l'ordinateur connecté a Internet a virtuellement la possibilité d'afficher tout le contenu du Web, mais une seule page à la fois.
Une archive existe surtout par le truchement de son catalogue. C'est particulièrement vrai dans le cas du Web. Un document ou une œuvre sur le Web n'existe pas vraiment si aucun lien n'y fait référence. Pensons par analogie à un dessin affiché sur un poteau de téléphone. Le dessin existe seulement dans la mesure où quelqu'un passe devant, le remarque et le reconnaît comme une œuvre d'art.
Cet exemple soulève des questions. Une œuvre dans le Web existe-t-elle sans l'index y faisant référence? Préserve-t-on des sites Web ou des index?
Rendre accessible – et accéder – c'est préserver. Visiter un site Web, c'est l'archiver à son insu, car le contenu d'une page Web est conservé dans la mémoire cache du disque rigide d'un ordinateur. Ainsi, accéder à un site assure sa préservation.
Dans l'univers analogique, le souci de préservation entrave l'accès au document original. Dans l'univers numérique, toutefois, la conservation de l'information repose uniquement sur l'interaction. La préservation et l'engagement envers un accès à long terme sont dorénavant indissociables. Il n'existe pas de préservation sans diffusion. De plus, comme le contenu consulté dans certains sites n'existe que pour la durée de la consultation, celle-ci autorise, d'une certaine façon, l'existence du contenu.
La nature spécifique de l'art numérique
Pour saisir les enjeux concernant l'archivage et la documentation, il est essentiel de définir la nature de l'art numérique. En effet, la définition choisie peut modifier considérablement les méthodes, les outils et les conséquences de l'archivage. Formuler une typologie de l'art médiatique permet de déterminer les conditions de préservation des œuvres et de prendre en compte la nature de ces œuvres pendant leur préservation et leur documentation.
Si, par exemple, on choisit de parler d'activités artistiques ou même culturelles plutôt que d'œuvres d'art statiques, on passe d'une dynamique d'
archivage à une dynamique d'
enregistrement.
De nombreux types de nouveaux médias ne peuvent être transposés en tant que copies, du moins dans leur intégralité, mais seulement en tant qu'occurrences (actualisation d'un des multiples états possibles). C'est le cas de la plupart des œuvres créées pour le Web, en particulier celles qui font appel à l'interactivité. Par ailleurs, si on définit le Web comme un
espace d'événement et de communication, on quitte l'univers de l'objet stable et délimité pour l'univers de la mobilité. Si le Web est un espace, il peut donc faire l'objet d'une cartographie ou de mise en correspondance. Or, comment cartographier la mouvance? Vraisemblablement en enregistrant des trajectoires.
Si une œuvre Web n'est pas un objet mais un phénomène (comme l'avance Simon Biggs dans un texte publié dans
The Shock of the View),
(6) cela modifie la façon de s'y prendre pour la préserver et la documenter.
Si l'art médiatique peut être éphémère ou en constante évolution, il faut, pour le conserver et le documenter, accepter et adapter cet état transitoire ou transitionnel. Nier cet état équivaudrait à évacuer la nature fondamentale de cet art. Pourtant, arriver à saisir toutes les conséquences de cet état transitoire requiert un profond changement de paradigme.
À l'inverse des autres formes d'art événementiel, comme la danse et la musique, le cyberart et nombre d'autres types d'art électronique ne sont pas des formes artistiques
sans traces. Ce sont plutôt des hybrides qui se situent entre l'objet d'art matériel et l'événement artistique. La seule trace de ces œuvres est leur documentation, constituée à partir de moyens qui leur sont externes.
Comment donc documenter et archiver des activités culturelles, des objets, phénomènes et
trajectoires transitionnels? On peut peut-être trouver un modèle dans le travail de Jean-Luc Godard, en particulier dans ses
Histoire(s) du cinéma, qui sont probablement les meilleures mémoires du cinéma et qui démontrent la pertinence d'explorer la subjectivité en tant que condition mnémonique. Cela étant, la question à poser pourrait être : Faut-il préserver un
film ou le
cinéma?
Enfin, la recherche sur la véritable nature du cyberart ne doit pas devenir réductrice. Il importe de tenir compte de la grande diversité et mutabilité des activités artistiques faisant appel aux nouvelles technologies. Manifestement, nombre de typologies sont possibles. Elles permettent de montrer qu'il existe une multiplicité de stratégies d'intervention artistique, chacune supposant une approche particulière à la conservation et à la documentation. Un tel exercice de typologie pourrait permettre de constater que, pour certains types d'œuvres, le défi passe du
comment préserver au
quoi préserver. Par exemple, en art procédural, faut-il conserver tous les objets ou occurrences de tels projets?
Prenons le cas de Jean-Pierre Balpe et de son œuvre
Générateur de poésie. Ce programme informatique créait de la poésie automatique durant
Les Immatériaux, une exposition tenue en 1985 au Centre Georges Pompidou à Paris. Les poèmes étaient imprimés et, au terme de l'exposition, la bibliothèque du centre a demandé à Balpe la permission de conserver l'œuvre aux fins de documentation. Il est intéressant de noter que le centre a conservé les milliers de poèmes imprimés, mais non le programme informatique que Balpe estimait être son œuvre véritable.
Propositions méthodologiques pour la préservation numérique
Les domaines de l'archivage et de la bibliothéconomie ont déjà fait ressortir les principaux problèmes de la conservation des documents et archives numériques.
La recherche dans ces domaines est bien entendu pertinente, compte tenu des défis communs à la préservation des documents et de l'art numériques. En matière de documents numériques, Margaret Hedstrom fait une recommandation intéressante : « Préserver le contenu, le contexte et la structure tout en préservant la capacité d'afficher, de lier et de manipuler les objets numériques ».
(7) La plus grande difficulté réside probablement dans le second aspect, car cela suppose de garder l'accessibilité à une multitude de logiciels et de systèmes d'exploitation. Hedstrom ajoute également : « La préservation de matériel numérique nécessite souvent la transformation complexe et coûteuse d'objets numériques, pour qu'ils demeurent des représentations authentiques de la version originale ainsi que des sources utiles aux fins d'analyse et de recherche ».
(8) Le paradoxe de la conservation de documents numériques réside entre les expressions « transformations » et « représentations authentiques de l'original ».
Les spécialistes proposent de plus en plus le concept d'émulation
(9) et d'enveloppe contextuelle parmi les stratégies d'archivage numérique. Ce concept est une solution potentielle au problème des documents numériques dépendant des logiciels et, ce qui est plus important, du matériel requis pour y avoir accès. Ce concept permet également de conserver l'entière capacité de traitement des données.
Cette approche suppose de placer le document, conservé dans sa forme d'origine, dans une enveloppe virtuelle contenant toutes les instructions nécessaires pour sa récupération, son affichage et son traitement. Les instructions expliquent comment lier le document à un ensemble d'émulateurs qui servent de passerelle entre le document, qui peut demeurer stable, et le contexte technologique en constante évolution. Ainsi, plutôt que de tenter de modifier une multitude de documents, les gestionnaires d'archives ou de collections numériques n'ont qu'à mettre à jour les émulateurs.
Une fiche technique renfermant d'importantes spécifications peut être ajoutée au document sous forme de méta-données. Cela facilite le repérage de documents qui nécessiteront une certaine intervention en vue de leur conservation future.
Grâce aux méta-données, la description du document peut être incluse dans le document même, faisant de ce dernier sa propre fiche de catalogue. Il existe cependant un inconvénient : les méta-données peuvent être aussi imposantes sinon plus que le document décrit. Cela évoque la nouvelle de Jorge Luis Borges « De l'exactitude de la science » dans laquelle des cartographes tentant de faire une carte détaillée d'un empire finissent par concevoir une carte aussi large que l'empire même - un double parfait de la réalité.
Une autre approche valable consiste à évaluer les avantages offerts par un réseau d'organisations qui font la collection et la préservation d'œuvres médiatiques selon des critères communs. Ce réseau pourrait collaborer pour préserver les importantes ressources documentaires nécessaires pour produire, diffuser et recevoir ces œuvres.
Par ses programmes de financement, la fondation Daniel Langlois participe déjà à des projets majeurs en vue de conserver des œuvres numériques et de concevoir des méthodologies et des lignes directrices. Parmi ces projets, mentionnons
ArtBase (10) de Rhizome et le
Variable Media Network,
(11) partenariat entre la fondation Daniel Langlois et le musée Guggenheim de New York. Cette année, la fondation a aussi inauguré un nouveau programme de bourses pour chercheurs en résidence qui favorisera notamment la recherche sur des sujets conceptuels, scientifiques et artistiques liés à la conservation d'œuvres numériques ou d'œuvres comprenant des composantes numériques. Par ailleurs, la fondation entreprendra sous peu une étude expérimentale faisant appel à l'émulation pour conserver une œuvre d'art à composantes numériques.
Conclusion
L'analyse des questions que soulève la préservation des documents numériques et en particulier des documents Web nous confronte à une illusion : celle d'avoir la maîtrise réelle de la documentation et de l'information qu'elle renferme. À vrai dire, c'est cette illusion même qui a nourri notre désir de préserver et d'archiver.
Compte tenu du volume colossal de données stockées dans le Web et offertes par les nouvelles technologies de l'information, les archivistes doivent s'en remettre à la notion de route et de trajectoire dans leurs efforts de préservation. Somme toute, le rôle de l'archiviste pourrait changer de cap : de la collecte et de la préservation, l'archiviste contribuera à créer et à tisser des liens.
Face à la nature insaisissable du Web et à l'activité considérable que les artistes, les théoriciens et les chercheurs effectuent avec ou dans le Web, il serait sage d'abandonner toute tentative vaine de tout préserver. La priorité devrait plutôt être de préserver seulement ce qui, en fin de compte, engendrera la compréhension.
Alain Depocas, Responsable du Centre de recherche et de documentation
Fondation Daniel Langlois pour l'art, la science et la technologie
adepocas[à]fondation-langlois.org
http://www.fondation-langlois.org/