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Lizzie Muller

Vers une histoire orale des arts médiatiques

Comment créer une histoire orale des arts médiatiques

Le but de cette section n’est pas de fournir un « mode d’emploi » concernant l’histoire orale en général. Il existe de nombreux documents pratiques à cet effet, dont certains sont inclus dans la liste de références que nous proposons à ceux qui veulent en savoir davantage. Le but ici est d’examiner certaines questions spécifiques à la documentation des expériences vécues par les spectateurs des œuvres en nouveaux médias, et qui se sont posées à moi au fur et à mesure que je travaillais à la documentation de l’œuvre The Giver of Names de David Rokeby. Ce compte rendu se concentre sur la création de documents, y compris la justification, les méthodes et les défis que représente la documentation d’expériences, et traite brièvement de la gestion de ces documents, notamment la façon de les organiser, de les préserver et de les rendre accessibles.

Une étude de cas : The Giver of Names (1991-) de David Rokeby

Je présenterai ici les méthodes et questions relatives à la captation et à la gestion de documents expérientiels avec lesquelles j’ai jonglé dans le cadre de mon étude de cas sur l’œuvre The Giver of Names (1991-) de David Rokeby telle qu’elle a été présentée dans le cadre de l’exposition e-art : Nouvelles technologies et art contemporain qui se tenait au Musée des beaux-arts de Montréal, entre septembre et décembre 2007. The Giver of Names est une installation interactive qui a d’abord été créée en 1991. Depuis, elle a subi diverses transformations en cours de route, mais David Rokeby considère maintenant avoir atteint le bon équilibre (5), ce qui veut dire que désormais l’œuvre risque peu de subir d’importantes transformations.

En ce moment, l’œuvre se compose d’un podium au-dessus duquel est suspendu un petit écran de projection, alors que de l’autre côté de la pièce, il y a un écran d'ordinateur sous lequel est installée une caméra orientée directement vers le podium. Sur le sol, entre ces deux modules, il y a un tas d’objets de couleurs vives, principalement des jouets. David Rokeby souhaite que les visiteurs choisissent un objet sur le sol et le placent sur le podium. La caméra capte une image de l’objet, qui est projetée sur l’écran au-dessus du podium, de sorte que l’objet réel et son image apparaissent l’un à côté de l’autre. Puis on voit à l’écran comment l’ordinateur décompose cette image en infimes composantes. À partir d’une grande base de données langagières, l’ordinateur génère une série de descriptions de l’image, qui apparaissent à l’écran en même temps que le texte et sont articulées par l’ordinateur. Pendant ce temps, le moniteur affiche une image qui représente la façon dont l’ordinateur effectue sa recherche à travers la base de données et procède à la description de l’image.

J’ai collaboré avec Caitlin Jones pour créer la collection documentaire portant sur The Giver of Names. Cette collection comprend des entretiens avec David Rokeby, des entretiens avec le public et les gardiens du musée, de même que des détails techniques sur l’œuvre, des photographies et des références bibliographiques. Par cette approche, nous voulions souligner l’importance du dialogue qui se noue entre la notion d’œuvre idéale et l’existence réelle de l’œuvre, ce qui nous permettait de situer les matériaux expérientiels dans le contexte plus large de l’archivage en général (Jones et Muller 2008).

Tout au long de l’exposition, j’ai réalisé des entretiens avec des spectateurs de tous âges et de toutes origines, et qui représentaient un large éventail de professions et de niveaux d’expérience en ce qui a trait à l’art et à la technologie. De courts extraits de ces entretiens sont présentés ci-dessous afin d’illustrer la nature des matériaux que nous avons récoltés par le biais de diverses méthodes. La totalité des entretiens, de même que des informations contextuelles sur l’œuvre et sur l’exposition sont disponibles dans la Collection documentaire.

Le rôle du chercheur

De nombreux archivistes se méfient de la documentation fabriquée, dont ils mettent en doute la pertinence, la validité et la fiabilité. De toutes les formes de documents historiques, les matériaux fabriqués sont considérés par certains comme étant de statut inférieur, parce qu’ils reflètent obligatoirement les points de vue personnels de l’archiviste et de son sujet (voir Ellis, 1993, à propos de la controverse entourant la documentation fabriquée). Nous n’entrerons pas trop loin dans ce débat, puisque le présent article s’intéresse à une discipline qui reconnaît l’utilité de la fabrication de documents. Mais il serait important de mentionner les deux stratégies proposées par Ellis pour contrer ces objections. La première est de faire en sorte que les documents fabriqués soient présentés en conjonction avec d’autres types de matériaux. Cela permet une sorte de triangulation au sein de laquelle différents types de matériaux peuvent se valider et se problématiser les uns les autres. La seconde est de faire valoir le caractère proactif et consciencieux de la façon dont les documents fabriqués sont produits. La fabrication de documents suppose une attitude très proactive de la part de l’archiviste/chercheur, qui se retrouve dans le rôle d’initiateur et de créateur, et non de simple gardien. Afin de répondre à un certain nombre d’objectifs, les matériaux sont produits de façon réfléchie et en tenant compte des pratiques courantes. L’histoire orale, donc, est créée par des individus concernés, qui constatent un manque dans les documents historiques et tentent de le combler La rigueur qui prévaut dans cette pratique est également liée au fait qu’on met l’accent sur la clarté des intentions et des méthodes, et sur une évaluation réflexive et critique de son propre rôle dans le processus. On verra l’importance de ces deux stratégies dans la prochaine section, qui aborde le « comment » créer une histoire orale des arts médiatiques.

Capter l’expérience

Plusieurs initiatives de documentation orale ont déjà été entreprises dans le domaine des arts, mais elles portent surtout sur la vie de personnes ayant joué un rôle important dans l’histoire de l’art. Le Archives of American Art Oral History Program, par exemple, fondé en 1958, et qui documente l’histoire des arts visuels aux États-Unis, principalement à travers des entretiens d’artistes, d’historiens, de marchands d’œuvres d’art et de critiques. Je n’y ai pas trouvé d’archives comportant des entretiens avec des non-professionnels des arts. Il est vrai que ce genre d’entretiens présente un défi en termes de procédures, d’éthique et de problèmes techniques. Par exemple, l’intervieweur ne sait pas d’avance qui il va s'entretenir, et ses sujets peuvent présenter divers niveaux d’expérience en matière d’art auxquels il lui faut s’adapter.

Capter l’expérience du public est une entreprise difficile et sujette à la controverse. Plusieurs s’y objectent en se demandent si une telle chose est même possible, tant il est difficile de séparer « une » expérience des souvenirs ou projections de la personne qui l’a vécue, sans parler de la difficulté de rendre compte d’une expérience par le biais du langage. Nous ne ferons pas ici le décompte de ces objections, mais il est important de reconnaître qu’elles existent et d’essayer d’y répondre par deux arguments principaux. Tout d’abord, après avoir reconnu qu’il est essentiel de tenir compte de l’expérience vécue par le public pour comprendre les arts médiatiques et qu’un manque terrible prévaut à cet égard dans les collections documentaires, la pire chose que l’on peut faire est d’ignorer ce problème. Si l’idée de capter l’expérience du public rencontre des objections, il est nécessaire d’ouvrir un débat à ce sujet. Ensuite, il existe en dehors de l’histoire orale un certain nombre de disciplines et champs de recherche tels que l’anthropologie, la sociologie, et la psychologie, qui peuvent s’avérer très utiles pour ce qui est de capter des témoignages d’expériences.

Ces disciplines offrent un ensemble varié de méthodes permettant de récolter des comptes rendus d’expériences, et en ce sens, une histoire orale des arts médiatiques devrait se montrer apte à tenir compte de différents types de renseignements. Par exemple, un chercheur pourrait opter pour une approche rétrospective ou longitudinale, décidant d’enregistrer ses comptes rendus d’expériences plusieurs années après que l’événement ait eu lieu, ou encore à différentes occasions au cours d’une certaine période de temps.

À la suite d’Ellis (1993), qui insiste sur la responsabilité du chercheur dans le processus de documentation, je dirais qu’il est fondamental pour tout chercheur d’identifier un type d’expérience avec lequel il se sent à l’aise, et de développer de façon rigoureuse et consciencieuse des méthodes de captation qui reflètent sa façon d’envisager l’expérience en question. Mes propres recherches ont été influencées par le phénoménologue Maurice Merleau-Ponty et par le pragmatiste John Dewey. Par le fait même, l’expérience, pour moi, est d’abord un phénomène physique et situé dans le temps et l’espace, de même qu’un mélange d’éléments conscients et pré-conscients. Je choisis et développe des méthodes qui me permettent de capter l’expression immédiate des visiteurs, et j’enregistre de la façon la plus détaillée possible la façon dont chacune de ces expériences se déroule dans le temps et l’espace (6). Je décrirai ci-dessous quelques-unes de ces méthodes afin d’illustrer les pour et les contre de certaines techniques et d’aborder les considérations théoriques et pratiques qui surgissent lorsqu’on entreprend ce genre de travail.

Quelques méthodes pour fabriquer des documents expérientiels

Durant ma résidence à la fondation Daniel Langlois, j’ai développé trois méthodes pour capter des témoignages d’expériences en m’inspirant des recherches qualitatives que j’avais menées précédemment auprès de divers publics (Muller et al 2006a et Muller et al 2006b). L’entretien avec rappel rétroactif sur vidéo (video-cued recall interview) s’inspire du domaine de l’ethnographie et de l'ergonomie des systèmes interactifs basés sur la vidéo (voir Costello et al 2004). Les entretiens semi-structurés et les entretiens menés à la sortie de l’exposition s’inspirent des stratégies d’entretiens développés dans le domaine de la recherche sociale qualitative (voir Kvale 1996 et Richards 2005). Les entretiens menés à la sortie de l’exposition empruntent également à l’univers journalistique et leurs limites sont décrites un peu plus loin, mais il est important de noter que les connaissances et techniques propres au journalisme ont beaucoup à offrir pour ce qui est de créer une histoire orale des arts médiatiques. Afin d’adapter ces trois méthodes à la fabrication de documents permanents destinés au public plutôt qu’au domaine privé de la recherche qualitative, j’ai mis en pratique certaines techniques d’entretiens propres au domaine de l’histoire orale (voir Reimer 1984, p.1), où l’on considère qu’un entretien doit être intelligible pour les futurs auditeurs autant que pour le chercheur.

1) L’entretien avec rappel rétroactif sur vidéo

Selon cette méthode, les participants (simples spectateurs ou personnes invitées) sont filmés pendant qu’ils entrent en relation avec l’œuvre d’art. Puis on les emmène dans une autre salle, où on leur montre la bande vidéo et leur demande de décrire en même temps et de façon aussi détaillée que possible l’expérience qu’ils viennent de vivre. Le résultat final est constitué de la vidéo doublée du commentaire du spectateur en voix off. Grâce à cette combinaison de vidéo et de matériel verbal, cette méthode permet de capter en détail des témoignages d’expériences individuelles, révélant la façon dont chaque expérience se déroule dans le temps, ainsi que les motifs et réactions qui sont liés à tel ou tel mouvement dans l’espace. Ce processus prend environ 45 minutes, selon le temps que les participants ont passé en présence de l’œuvre.

Les entretiens avec rappel rétroactif sur vidéo sont longs et difficiles à réaliser. Parce que ces entretiens prennent du temps et qu’il faut les mener dans une pièce séparée, il est difficile, quoique pas impossible, d’inviter les visiteurs ordinaires à y participer. L’alternative est d’inviter des personnes spécifiques à participer à la recherche, ce qui créera nécessairement des expériences artificielles. On verra dans la section suivante les pour et les contre de cette « fabrication d’expériences ». Réaliser des entretiens avec rappel rétroactif sur vidéo est un travail intense et qui pose certains défis techniques, car cela nécessite beaucoup d’équipement et de ressources, et la présence d’au moins deux personnes (l’intervieweur et le cameraman). Un travail de post-production est également nécessaire pour synchroniser les éléments visuels et oraux du document.

Mais tout ce travail donne lieu à des documents passionnants et intéressants en soi, qui nous offrent le récit détaillé des expériences vécues par les participants. Dans ce genre d’entretiens, les participants sont portés à divulguer les motifs cachés derrière certains de leurs actes. Au cours des huit entretiens que j’ai réalisés pour The Giver of Names, les participants ont révélé des choses très personnelles sur eux-mêmes, y compris les difficultés ou sentiments négatifs qu’ils ont éprouvés en présence de l’œuvre. Dans ce court extrait de l’entretien mené auprès de Mary Beth la Violette, par exemple, on peut percevoir la confusion qu’elle ressentait avant de comprendre comment interagir avec l’œuvre;
Mary Beth : Je peux voir comment l’image se transforme, mais je ne suis pas certaine que l’image change en fonction de ma position, où je me tiens, ou si cela n’a absolument rien à voir avec le spectateur [rire].

À ce moment-là, je me demandais si l’écran avec le texte derrière moi essayait de décrire ce qu’il y avait ici sur cet écran là... Je me demandais si...

[Lizzie Muller lui fait signe de déplacer des objets sur le podium et Mary Beth le fait; elle place une petite souris en peluche rouge sur le podium parmi d’autres jouets]

Mary Beth : ... J’ai un fils de 17 ans qui joue encore avec ce genre de choses, des toutous, et tandis que je fouillais dans la pile d’objets, je me disais: « Je me demande quand Duncan va se décider à faire une vente de garage pour qu’on soit enfin débarrassé de tout ce fouillis qu’il y a dans le grenier. »
Les propos de Mary Beth à propos des jouets qui lui font penser à son fils témoignent de la qualité particulièrement intime et attachante des documents que l’on peut obtenir grâce aux entretiens avec rappel rétroactif sur vidéo. Plusieurs de ces comptes rendus ont révélé des réactions personnelles intenses et émotives à l’égard des objets présentés dans The Giver of Names, alors que cela n’était pas aussi évident dans les documents réalisés par le biais d’autres méthodes.

2) Entretiens semi-structurés

Les entretiens semi-structurés se déroulent dans l’espace même de l’installation et permettent de récolter des données sociales et authentiques sur les expériences vécues, tout en rencontrant peu d’obstacles pour ce qui est de la participation du public. Cette méthode est basée sur le dialogue et permet à l’intervieweur d’explorer des champs d’intérêt spécifiques tout en facilitant la conversation grâce à laquelle des aspects nouveaux et inattendus de l’expérience peuvent se produire. Cette méthode possède le double avantage d’appuyer et d’enrichir l’expérience des participants tout en répondant à leurs interrogations au sujet de l’œuvre. Il s’agit d’une structure souple, qui permet d’obtenir un certain niveau de cohérence entre les différentes descriptions des participants, ce qui facilite le travail d’organisation, d’analyse et de classement des comptes rendus. Le modèle dont je me suis servi pour mener mes entretiens préconise qu’on s’intéresse d’abord aux perceptions qu’a eues le participant pendant l’expérience, puis à ses réflexions d’ordre conceptuel, et enfin au rapport évaluatif qu’il peut en faire.

Le document final comprend une bande audio ou vidéo de l’entretien, idéalement accompagnée d’une transcription. Quoique variable, la durée du processus est d’un peu moins de vingt minutes. Cette méthode est relativement simple sur le plan technique, et il est assez facile de convaincre les visiteurs d’y participer.

L’un des principaux problèmes qui se pose lors des entretiens semi-structurés, c’est que les participants peuvent être intimidés par la présence de la caméra vidéo dans la salle d’exposition. Cela peut même avoir pour effet de bousculer le cours naturel de leur expérience et de décourager certains de nous accorder un entretien. J’ai eu beaucoup plus de succès en utilisant un magnétophone numérique, qui me permettait d’attendre dans la salle sans me faire remarquer. J’ai trouvé cette méthode de travail très efficace, car elle me permettait de réaliser plusieurs entretiens dans une même journée. Ces entretiens audio sont souvent pleins de candeur, mais l’absence d’images les rend plus difficiles à comprendre pour les auditeurs. Si l’on veut rendre ces enregistrements intelligibles pour les futurs chercheurs, il faut les accompagner de nombreux documents visuels.

L’extrait suivant de l’entretien mené auprès de Julie-Ann, une visiteuse francophone, donne une idée du genre de matériel que l’on peut récolter par le biais de cette méthode et montre que l’intervieweur peut aider le participant à clarifier ses propos afin de mieux comprendre l’expérience qu’il a vécue;
Julie-Ann : J’essayais de voir les mots. Je pensais que c’était comme une énigme, qu’il fallait trouver où mettre le bon objet. Alors j’essayais de comprendre le lien entre les mots et les objets pour voir s’il y avait une énigme à résoudre.... la bonne réponse.

Lizzie Muller : Alors vous pensiez que l’ordinateur décrivait un objet et que vous deviez trouver cet objet parmi les autres?

Julie-Ann : Exactement.
Cet extrait montre aussi que dans les entretiens semi-structurés peuvent transparaître les « méprises » ou interprétations qui sous-tendent les actes des participants, ce qui donne une vision plus profonde de leur expérience qu’une simple observation.

3) Entretiens menés à la sortie de l’exposition

Les entretiens menés à la sortie de l’exposition sont une variante des entretiens semi-structurés, mais ils rendent compte de l’expérience du participant à l’égard de toute l’exposition plutôt que d’une seule œuvre; elles ont lieu, comme leur nom l’indique, au moment où les visiteurs quittent la salle d’exposition. Ces entretiens sont donc très diversifiés et de nature plus superficielle que profonde et détaillée. Ils portent davantage sur les réflexions et sur l’évaluation du participant à l’égard de son expérience que sur le déroulement des perceptions au moment de l’expérience et de l’action. Le scénario que j’ai développé pour ce genre d’entretiens couvre des questions très larges, telles que les motifs qui ont poussé les participants à visiter l’exposition, leurs attentes, les raisons pour lesquelles ils ont aimé ou pas certaines œuvres, et leurs réflexions générales sur les musées, l’art et les thèmes abordés dans l’exposition. Comme pour les entretiens semi-structurés, le caractère social et contextuel de cette méthode fait qu’il est assez facile de persuader les visiteurs d’y participer. Comme je me tenais (avec le caméraman) en dehors de la salle d’exposition, la caméra vidéo n’avait pas d’effet négatif sur la façon dont se déroulait l’expérience des visiteurs. Si on la compare à l’entretien avec rappel rétroactif sur vidéo, l’entretien mené à la sortie de l’exposition semble plus banal et dépourvu de détails significatifs. Mais, comme dans le cas d’une compilation d’œuvres choisies, ces entretiens offrent un panorama intéressant et diversifié des expériences vécues par les visiteurs de l’exposition. Ce qui y manque en termes de profondeur et de détails est compensé par le fait qu’on obtient un portrait vivant de l’ensemble des réactions suscitées par l’exposition, comme le démontre cet extrait de l’entretien mené auprès de Lorelei Robins :
Lorelei : J’ai été assez fascinée par [toute l’exposition]... Il me semble qu’il me reste encore beaucoup à apprendre pour pouvoir apprécier de nouvelles formes d’art. Je crois que nous devons explorer tous les aspects de l’expérience humaine, et particulièrement dans ce monde où tout va tellement vite... nous devons prendre le temps d’explorer notre esprit, et notre art, et nos habiletés.
En raison de leur caractère général et évaluatif, ces comptes rendus regorgent d’intéressants renseignements de type contextuel et nous en apprennent beaucoup sur la façon dont le public en général comprend et apprécie cette nouvelle forme d’art que sont les arts médiatiques. En raison de leur variété, ces informations pourront s’avérer fort utiles aux futurs chercheurs, car elles leur offriront un point de vue réel sur la place qu’occupent les arts médiatiques dans l’esprit des gens ordinaires.

Problèmes et considérations

1) Considérations techniques

Il est extrêmement difficile de réaliser des documents audiovisuels à partir d’installations en format numérique, et ce à cause de la noirceur de la salle, des écrans et des projections. On est souvent obligé de modifier les paramètres de présentation de l’œuvre (l’éclairage ambiant, par exemple) afin d’obtenir de bons documents photographiques ou vidéographiques. Mais si l’on veut filmer les gens en pleine interaction avec l’œuvre, on ne peut pas faire ce genre de modifications. Cela devient particulièrement problématique dans le cas des entretiens avec rappel rétroactif sur vidéo qui requièrent un minimum de qualité technique si l’on veut stimuler les participants à se remémorer leur expérience et produire un document qui soit regardable. Il n’existe pas de solutions magiques à ces problèmes, mais si je me fie à ma propre expérience, je dirais qu’en utilisant la meilleure caméra possible, en effectuant un maximum de réglages manuels (pour éviter des problèmes tels que le focus automatique), en recourant à un caméraman chevronné, et en procédant à de nombreux ajustements en cours de post-production, on peut obtenir des résultats tout à fait acceptables.

Par ailleurs, il est important de rappeler que lorsqu’on capte les témoignages du public, c’est le rapport verbal des participants qui constitue l’information principale. En ce qui me concerne, ma priorité technique a toujours été de m’assurer d’avoir la meilleure qualité sonore possible. Heureusement, lorsqu’on dispose de bons microphones et de magnétophones portatifs numériques, et si l’on se prépare suffisamment à l’avance, c’est là une chose tout à fait possible.

Pour ce qui est de l’entreposage des documents, les ouvrages sur l’histoire orale offrent une quantité de renseignements relatifs à la stabilité des différents formats d’enregistrement numériques (Mackay 2007), et qu’il n’est pas nécessaire de répéter ici. Je me contenterai de dire que, d’après mon expérience, peu importe le format qu’on choisit, il est important de bien noter où sont emmagasinées les données et de faire des copies des documents aussi tôt que possible afin d’en assurer la sécurité.

2) Questions d’éthique, de consentement, de droits d’auteur

Il est important de se préoccuper de l’aspect éthique et légal des documents expérientiels que l’on produit si on veut les rendre accessibles aux futurs chercheurs. Voilà un élément qui revient souvent et de façon détaillée dans tous les ouvrages portant sur l’histoire orale (voir, par exemple, Mackay 2007). Les points principaux portent sur la nécessité d’obtenir le consentement éclairé des participants et sur le transfert des droits d’auteur du participant au chercheur. Dans le cadre de mon propre travail, j’ai ressenti la nécessité de créer des documents qui m’aideraient à convaincre les visiteurs de prendre part à un entretien, car des formulaires trop longs, complexes et intimidants pouvaient décourager d’éventuels participants. À partir d’un document type (Mackay 2007), j’ai tenté de créer un formulaire de consentement qui soit aussi bref que possible tout en répondant à toutes les exigences légales. La plupart des visiteurs qui ont accepté un entretien étaient d’accord pour lire le formulaire, et aucun d’eux ne s’est montré mécontent de son contenu.

3) Fabriquer des expériences

Les techniques que j’utilise pour capter les témoignages du public ont une incidence plus ou moins grande sur les expériences relatées. C’est dans le cas de l’entretien avec rappel rétroactif sur vidéo que cette incidence est la plus importante, car les gens sont conscients de la présence de la caméra vidéo pendant qu’ils abordent l’œuvre, même si certains d’entre eux se disent tout à fait capables de l’ignorer. Mais qu’ils soient conscients ou non de la caméra, la plupart de ces participants interagissent avec l’œuvre plus longtemps et de façon plus poussée que le spectateur moyen. La raison à cela est que pour la plupart, ces personnes sont venues au musée spécialement pour participer à la recherche, ce qui fait que leur motivation et leur intérêt à l’égard de l’œuvre sont plus grands que ceux des visiteurs habituels. Il m’est arrivé d’aider certaines personnes à interagir avec l’œuvre, car je voulais m’assurer d’obtenir un document intéressant (mais j’attendais toujours qu’on me le demande, et si certaines personnes éprouvaient des difficultés, je les laissais aller un bon moment avant d’intervenir). Même si les expériences relatées lors des entretiens avec rappel rétroactif sur vidéo sont tout à fait réelles — en ceci qu’elles résultent d’une rencontre unique et authentique entre une personne et une œuvre d’art —, il s’agit néanmoins d’expériences fabriquées à des fins de documentation.

Selon moi, cela n’enlève rien à l’utilité de ces documents. Car ils offrent un tableau exhaustif de la façon dont les gens réagissent à une œuvre d’art, phénomène intéressant à documenter dans la mesure où on le replace dans un éventail normal d’expériences (on trouvera de plus amples détails à ce sujet dans la prochaine section). Au cours de mon étude, j’ai constaté que ces expériences, même si elles étaient d’un haut calibre, différaient énormément de n’importe quelle description idéalisée de l’œuvre, car elles contenaient un grand nombre d’idiosyncrasies, de difficultés et d’aspects négatifs. Quoi qu’il en soit, il est important de signifier que le processus de documentation a une incidence sur l’expérience vécue par les participants, en notant par exemple comment les participants en sont venus à entrer en relation avec l’œuvre (étaient-ils là à titre volontaire ou de simples visiteurs?), ce qu’ils connaissaient de l’œuvre avant de l’aborder, et à quel point ils ont été assistés par le chercheur. Tous ces éléments sont nécessaires pour que le chercheur puisse travailler de manière consciencieuse, ce qui, selon, Ellis (1993) fait partie du caractère rigoureux de l’histoire orale.

4) Capter un large éventail d’expériences

L’un des grands défis que pose la fabrication de documents expérientiels est de capter des témoignages négatifs. En effectuant mon étude de cas, j’ai réalisé que j’avais tendance à choisir des participants qui avaient eu une interaction satisfaisante, ou du moins assez longue avec l’œuvre. Alors que j’observais comment les gens, dans l’ensemble, interagissaient avec l’œuvre, il m’est apparu clair que la plupart d’entre eux s’attardaient très brièvement à l’installation; certains passaient à travers sans même s’arrêter, alors que d’autres jetaient un bref coup d’œil puis s’en allaient. Je me suis aperçue que mes entretiens ne couvraient qu’une petite proportion d’interactions très positives avec l’œuvre.

D’une certaine façon, il était normal d’agir ainsi, car pour intéresser de futurs chercheurs, il faut que les documents soient d’assez bonne qualité, et les visiteurs fatigués ou pressés qui n’ont pas accordé beaucoup d’attention à l’œuvre ne pourront pas faire un compte rendu intéressant de leur expérience. Mais d’autre part, si l’on ne veut pas fabriquer une documentation erronée, il faut replacer les expériences de bon niveau dans le contexte plus large de la majorité de participants moins attentifs. La question est de savoir comment capter de manière intéressante l’expérience des participants qui ne se sont pas vraiment intéressés à l’œuvre.

Ma solution a été de mener des entretiens auprès des gardiens du musée, des professionnels dont c’est le métier de veiller sur des œuvres d’art toute la journée. Les gardiens décrivent comment ils perçoivent l’attitude des gens en général, et fournissent ainsi une vue d’ensemble des réactions du public selon leur propre perspective. Ainsi, les témoignages des gardiens constituent une intéressante source d’information d’ordre plus général.

5) Combien d’expériences faut-il capter?

Le but de constituer la documentation orale des expériences du public en relation avec une œuvre d’art n’est pas (et ne devrait jamais être) d’offrir une vue complète des différentes facettes par lesquelles cette œuvre existe. L’expérience de chaque personne est obligatoirement partielle — car elle ne témoigne que de certains aspects de l’œuvre — tout en étant complète en soi. Il suffit en effet d’une seule expérience réelle pour que s’ouvre le champ des possibles contenus dans une œuvre d’art et ajouter une touche de vie au travail de documentation qu’on veut en faire. Les témoignages d’expériences susceptibles de former une histoire orale sont de nature qualitative plutôt que quantitative, et par conséquent, ils se prêtent mal à un usage statistique.

Par contre, il peut être éclairant de comparer les expériences de diverses personnes, et l’on peut enrichir sa collection d’entretiens avec un large éventail d’expériences. Lorsque j’ai mené mon étude de cas sur The Giver of Names, mon approche a été d’essayer de créer un portrait multi-strates de l’œuvre telle qu’elle était présentée au Musée des beaux-arts de Montréal. Je me suis imaginée dans le rôle d’un reporter ou d’une réalisatrice de documentaires, et je me suis demandé quel genre d’expériences pourrait donner un aperçu intéressant et provocant sur cette œuvre. Il était évident que je pouvais enrichir ce portrait selon le type de participants que je choisissais, en recherchant par exemple un équilibre entre les sexes, les âges, et tout un éventail d’expertises et d’intérêts.

Les documents témoignant des expériences du public sont longs à réaliser et à écouter. Même si l’on est tenté d’accumuler une grande quantité de matériaux, il vaut mieux se limiter à ceux qu’il est raisonnable et utile de produire. Dans le cadre de mes recherches précédentes, j’ai pu constater que trois entretiens de spectateurs suffisent pour offrir une variété d’expériences détaillées et surprenantes (voir Costello et al 2005).

Préservation et accès

Créer une histoire orale des arts médiatiques, c’est créer des documents témoins dans le but de combler un manque important dans les documents historiques existants. Effectuer ce travail nous donne l’occasion et la responsabilité de nous interroger sur la façon dont chaque document expérientiel doit être conservé et utilisé. Le genre de médium utilisé pour la captation de ces témoignages est un élément-clé pour la préservation et l’accessibilité de ces documents. Le problème que pose la nature instable et évanescente des formats numériques fait l’objet de nombreuses recherches et débats, tout en étant loin d’être une science exacte. (7) Mais la préservation et l’accessibilité ont autant à voir avec l’intelligibilité d’un document qu’avec sa constitution matérielle. Pour préserver un document de manière efficace, on doit s’assurer que les futurs chercheurs comprendront dans quel contexte l’œuvre a été créée et quelle signification elle avait à cette époque (de même que l’évolution de cette signification au fil du temps). Cela aura une incidence sur le genre de renseignements qu’il faudra récolter et emmagasiner en même temps que les entretiens et sur les mécanismes par lesquels chaque document ou collection documentaire entrera en relation avec d’autres collections et sources de renseignements.

Tout d’abord, les méthodes, détails et circonstances particulières entourant chaque entretien doivent être documentés avec soin et présentés comme faisant partie intégrante du document. Ces informations contextuelles pourront servir au catalogage et au processus de recherche sur internet pour quiconque voudrait avoir accès aux documents. Lors de mon étude de cas, ces informations incluaient des détails sur le sujet (nom, âge, occupation), la méthode utilisée pour mener l’entretien, des commentaires sur les conditions dans lesquelles s’est déroulé l’entretien, de même qu’une brève description et la transcription d’un extrait de l’entretien pour en faciliter l’accès aux futurs usagers.

Il existe des modèles établis de catalogage et d’archivage qui permettent de fusionner des documents expérientiels avec des corpus d’informations existants. Car il faut comprendre que l’intelligibilité des documents expérientiels se fonde sur leur interconnexion avec d’autres types de matériaux. De nombreuses initiatives sont en cours pour essayer d’élargir les structures de classification et d’archivage existantes afin de tenir compte davantage des formes d’art basées sur le processus et sur l’itération, telles que le Media Art Notation System (MANS) créé par Richard Rinehart (2007) et le Capturing Unstable Media Conceptual Model for Media Art (CMCM) (Fromme et Fauconnier 2004, p.185). Dans le cadre de mon étude sur The Giver of Names, j’ai travaillé avec l’archiviste Caitlin Jones pour établir un lien entre les documents expérientiels que j’avais réalisé et d’autres types de documents. Pour ce faire, nous nous sommes inspirées du modèle du MANS, qui offre un espace spécifique pour les témoignages du public à titre de « versions », et qui s’élabore en faisant ressortir une tension entre la notion d’œuvre d’art « idéale » (en tant que notion composite et théorique élaborée à partir de déclarations d’artistes, de schémas techniques et de l’accumulation de diverses itérations) et les expériences réelles et contextualisées de spectateurs ayant vu l’exposition au Musée des beaux-arts de Montréal. On trouvera dans l’introduction à notre étude de cas une explication plus détaillée sur la façon dont nous avons créé ce lien entre les expériences vécues par le public et un contexte d’archivage plus général.

Ces questions fondamentales de préservation matérielle, d’intelligibilité et d’interconnexion par le biais du catalogage sont préliminaires à la question de savoir comment une histoire orale des arts médiatiques peut être accessible et enrichie par le biais de l’internet. Le scénario à l’usage du futur présenté au début de cet article est basé sur l’idée qu’une fois sur l’internet, cette histoire orale pourrait être accessible de partout à travers le monde et permettrait de rassembler des informations concernant des œuvres exposées à travers le monde. L’étude de cas du Giver of Names démontre que l’internet est un lieu d’accueil naturel et accommodant pour ce qui est de recevoir, d’organiser, d’emmagasiner et de distribuer toutes sortes d’informations audiovisuelles, et pour ce qui est d’intégrer des matériaux expérientiels à d’autres types de documents. Négocier des liens de réciprocité entre ces matériaux et d’autres ressources et archives disponibles en ligne contribueraient grandement à replacer l’expérience du public dans le paysage global de la documentation et de la préservation des arts médiatiques.

Lizzie Muller © 2008 FDL

(5) Extrait d’une entrevue de David Rokeby menée par Caitlin Jones et moi-même et qui fait partie de la collection documentaire portant sur l’œuvre The Giver of Names.

(6) Pour de plus amples renseignements sur la méthodologie que j’ai suivie pour capter et conserver des expériences de spectateurs, voir Muller et al 2006 et Muller et al 2006b, où l’on trouve plus de détails sur les forces et les faiblesses de diverses méthodes et le défi qui consiste à les appliquer dans le contexte des arts.

(7) Pour en savoir davantage sur les défis techniques et les pratiques mises à contribution dans le domaine de la préservation des œuvres numériques, on peut visiter la section Préservation de la American Library of Congress : http://www.digitalpreservation.gov/