Artistes anxieux
L’« interface » qui relie l’art et la technologie est peuplée d’énigmes. Se pose d’abord la question de l’équilibre entre ces deux sphères. Qu’est-ce qui anime l’œuvre d’art? Dans quelle mesure les artistes et les ingénieurs collaborent-ils vraiment? Quelles sont les retombées de cette collaboration pour chacun, et comment influe-t-elle sur leurs identités respectives?
Ensuite, l’idée d’un lien entre l’« art » et la « technologie » paraît presque forcée : ces deux domaines représentent des conceptions du monde, des valeurs et des manières de faire si différentes que leur union sporadique au cours du XXe siècle a été accueillie avec scepticisme, angoisse, et même une certaine indignation par l’opinion publique, comme s’il s’agissait là d’un affront culturel. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, Experiments in Art and Technology (E.A.T.), en grande partie par le truchement des déclarations publiques de Billy Klüver, fournit les outils théoriques, le langage et l’enthousiasme qu’il faut pour concrétiser un cadre viable de collaboration [entre artistes et ingénieurs] ainsi que de trouver de l’aide auprès d’organismes de subventions.
Enfin, l’identité de l’artiste est mise en jeu de façon inédite par les nombreuses mutations qui s’opèrent sur la scène publique, qu’elles soient d’ordre économique, culturel, personnel, intellectuel ou politique. Les artistes se sentent souvent prisonniers d’un appareil technique et rhétorique hors de leur contrôle. Au même moment, leur attitude à l’égard de la technologie en général est à la fois déformée et renforcée par un sentiment de panique provenant de l’intérieur (la menace des dates de tombée et des équipements défaillants) aussi bien que de l’extérieur (la peur d’être dépassé ou hors de propos).
Experiments In Art and Technology (E.A.T.) répond à un grand nombre de besoins, tant pratiques que symboliques, mais pour les artistes eux-mêmes, la légitimité conférée par l’organisme compte peut-être autant que l’accès à la technologie comme tel. Robert Whitman, l’un des principaux artistes participant à
9 Evenings et au projet du pavillon Pepsi, exprime une opinion largement partagée : « Grâce à E.A.T., dit-il, les artistes ont pour la première fois accès à des professionnels de leur niveau dans d’autres domaines. C’est assez curieux. N’importe quel artiste, ayant ou non quelque chose à voir avec E.A.T., acquiert un statut professionnel et devient soudainement plus respectable. »
(1)
Ces propos révèlent à quel point E.A.T. a pu servir d’intermédiaire non seulement entre deux univers — l’art et la technologie —, mais aussi entre des sphères économiques et culturelles très différentes. Or il semble que, bien souvent, le courant est à sens unique. Dès 1966, Billy Klüver fait preuve d’un pragmatisme qui apparaît très éloigné de la rhétorique du monde de l’art et des idéaux des artistes d'E.A.T.
En suggérant que l’incursion des artistes dans le champ de la technologie encourage l’innovation
(2), Billy Klüver distingue l’essence même d’une « approche artistique ». Il révèle un aspect pour le moins fragile de l’identité de l’artiste, soulevant la question de leur utilité et de leur valeur dans un contexte d’entreprise, et, surtout, par rapport aux progrès de la « technologie » en tant que telle. La quantité impressionnante de projets dans lesquels E.A.T. est engagé, ainsi que les argumentaires articulant un grand nombre de demandes de subventions soumises par l’organisme témoignent du sentiment d’urgence qui prévaut chez E.A.T. à la fin des années 1960. Sentiment suscité par la crainte d’être laissé pour compte, par la force irrésistible de la technologie, et aussi par la difficulté à jongler avec une diversité de demandes, de discours, de visions et de réalités techniques et économiques.
À cette époque, tout comme maintenant, il est impossible d’articuler complètement la problématique de l’utilisation des technologies par les artistes tant celle-ci est liée aux idéologies implicites, naissantes et souvent contradictoires du progrès et du déterminisme technique qui persistent au sein de l’avant-garde. D’où le commentaire ambivalent de Rauschenberg : « Il n’est plus possible de contourner le champ de la technologie dans son ensemble... On ne peut se satisfaire d’attendre. Nous devons forcer un lien avec la technologie afin de continuer à aller de l’avant, et nous devons agir rapidement. La chose la plus positive que je puisse dire est que la technologie ne nous fait pas reculer dans l’histoire, mais nous fait plutôt avancer dans l’inconnu. »
(3)
« Son exploration du monde a mené l’artiste contemporain jusqu’à l’immense château fort de la technologie. L’accès au château est bloqué par une grosse porte en métal, et l’artiste veut entrer. Comment peut-il y pénétrer? En fraternisant avec les soldats qui gardent les remparts. L’artiste contemporain considère l’ingénieur à la fois comme son collaborateur, son matériau et son inspiration. [...] L’artiste a besoin d’accéder au monde contemporain, et il veut participer au monde de l’avenir. » (Billy Klüver)
(4)
Ainsi, le passé médiéval et l’avenir inconnu sont réunis grâce à une amitié mitigée, voire feinte, dans laquelle l’artiste doit faire appel à l’ingénieur pour accéder non seulement à la technologie, mais au présent et à l’avenir. Autrement, l’artiste se trouve en terre sauvage, là où jaillissent l’intuition et l’inventivité propres à sa sensibilité, mais où, ironiquement ces qualités, sont privées d’avenir.
Bien qu’ignoré et néanmoins fondamental, l’immense fossé qui existe entre l’art et la technologie resurgit constamment dans le malaise qu’éprouve l’artiste à ne pas pouvoir accéder au « monde contemporain », sans parler de l’avenir. Le château fort de Klüver illustre parfaitement les barrières économiques et culturelles qu’E.A.T. tentait alors d’assiéger, mais ce château, il en avait aussi conçu les plans.
D’une façon ou d’une autre, il fallait donc que les caractéristiques généralement attribuées à l’artiste (son indifférence au profit, le fait qu’il travaille « hors » du système, de façon très individualiste, sans être à la remorque de quiconque, son génie et son allure négligée, bref, toutes ces qualités que la société vénère et méprise tout à la fois) se fondent à celles de l’ingénieur œuvrant au sein d’une entreprise à but lucratif. On devine là le désir pressant d’atténuer le caractère épineux de cette relation par le moyen d’une cause supérieure qui équilibrerait les rapports de pouvoir biaisés entre l’artiste, privé de la technologie, et l’ingénieur, qui y avait accès tout en étant aussi le soldat protecteur du château. Et l’on imagine aussi les négociations qui s’engagent à la frontière: les ingénieurs parviennent à se sentir un peu comme des artistes, les artistes s’approprient la technique, les uns se font porte-parole des autres, ils se lient d’amitié, leurs champs d’intérêt fusionnent. Enfin, de cette fusion naît la possibilité d’une relation non conflictuelle entre la culture et la technologie.