Les axiomes de Billy Klüver
« 1. La technologie attire notre attention sur le monde pratique plutôt qu’abstrait [...], sur l’activité concrète plutôt qu’intellectuelle.
2. La technologie est neutre. Elle ne possède aucune valeur intrinsèque, ne véhicule aucun jugement de valeur, ni orientation téléologique, ni buts normatifs. Elle est, en somme, un outil.
3. La technologie sépare et définit les fonctions. Il est possible de comprendre ces fonctions et d’interagir avec elles en dehors d’un environnement culturel ou d’un système de valeurs spécifiques.
4. La technologie génère de l’activité. La fabrication et l’utilisation de produits technologiques favorisent le développement de compétences et de collaborations, elles génèrent de l’activité liée au travail.
5. La technologie et l’activité technique favorisent les ententes entre individus. [...] La technologie exige, et en même temps, fournit l’accès à l’information [...].
6. La technologie incite l’individu à s’investir dans une activité intellectuelle exploratoire plutôt que de se limiter à accumuler des faits.
7. La technologie favorise les comportements individualistes.
8. Le coût de chaque fonction technologique décroît avec le temps. L’innovation en matière de technologie accélère l’amortissement des coûts. La façon la moins coûteuse de générer de l’activité est de faire appel aux nouvelles technologies.
9. La technologie est belle en soi. Le style émane des solutions qu’on apporte à des problèmes concrets : la forme d’un satellite, le plan du circuit imprimé.
10. La technologie offre des possibilités illimitées : il est impossible de dire ce que l’on ne peut pas faire avec la technologie.
11. La technologie est une force cohésive et non perturbatrice pour la communauté.
12. La présence concrète de la technologie amènera les individus dans les ghettos à sentir qu’ils participent au progrès plutôt que d’y être assujettis. Il est raisonnable de penser que la façon la moins coûteuse de transformer le ghetto est de recourir aux nouvelles technologies. »
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Le parcours professionnel de Billy Klüver
William (« Billy ») Klüver entre aux laboratoires Bell en 1958, après avoir obtenu un doctorat en ingénierie à l’université de Californie à Berkeley. Il commence à travailler avec des artistes en 1960, tout d’abord avec Jean Tinguely à l’occasion du projet
Homage à New York (1960). Pendant un certain temps, Klüver réussit à conjuguer cette activité avec son travail aux laboratoires Bell. Entre 1962 et 1966, avec ses collègues, il conçoit et réalise divers composants technologiques pour des artistes tels que Jasper Johns, Robert Rauschenberg, Andy Warhol et John Cage.
(2) Calvin Tomkins (qui, avec Barbara Rose, contribue au livre sur le pavillon Pepsi publié en 1972), note que Klüver considère Experiments in Art and Technology (E.A.T.) comme une « expérience en organisation » où, espérait-on, les rôles de l’artiste et de l’ingénieur seraient à égalité, et où l’artiste ne serait pas « réduit à [...] une sorte de matériau de base, un simple rouage au sein d’une entreprise artistique dont la valeur paraît pour le moins discutable. »
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Cette perception de l’attitude générale de Klüver doit être mise en contraste avec ce qui semble aujourd’hui un préjugé favorable à l’entreprise dans certaines de ses déclarations publiées. Dans plusieurs cas, les projets soumis par Klüver peuvent sembler profitables aux compagnies autant sur le plan technologique que politique. Klüver donne ainsi l’impression d’assimiler les artistes à une nouvelle invention que l’industrie n’avait pas imaginée, mais dont elle pourrait tirer profit. En revanche, Klüver ne songe peut-être pas nécessairement au profit des compagnies. Il est un homme pragmatique qui met ses idées à exécution, une force vitale qui anime tous les projets d'E.A.T. Ses écrits laissent toutefois deviner un système de valeurs sous-jacent, axé sur le rationalisme et l’esprit mécaniste « d’entrées sorties » (inputs, outputs) que l’on associe souvent au domaine de l’ingénierie.
En revanche, cet état d’esprit s’accompagne d’une désinvolture qui sape en quelque sorte le rationalisme sur lequel repose le pragmatisme de Klüver. Nino Lindgren donne un exemple amusant du mode de raisonnement de Klüver à cette époque : quand on lui demande de spécifier la somme d’argent dont il aurait besoin en vue de créer « quelque chose » pour le pavillon Pepsi, Klüver s’enquiert du nombre de mètres cubes de technologie sur place, et il déclare comme suite à cette question saugrenue : « On peut acheter du matériel technologique à dix mille dollars le mètre cube. »
(4) De la même manière, Klüver fait preuve d’une franchise dévastatrice à l’égard du capital culturel fourni en principe par l’art et dont, vraisemblablement, il veut tirer profit.
Dans une lettre à J. R. Pierce datée du 8 avril 1966, où il requiert la commandite de Bell Telephone et AT&T, Klüver énumère les trois principaux bénéfices de ce capital pour les compagnies et les ingénieurs : d’abord, « le prestige social et un standing professionnel à la hausse »; ensuite, la collaboration de cette « ressource intelligente inexploitée » que sont les artistes; et enfin, les « retombées commerciales, inventions brevetées, méthodes, produits, et idées » que cela pourrait entraîner.
(5) L’absence de propos nobles sur l’« Art », auxquels on se serait attendu alors qu’E.A.T. gagne en légitimité sur la scène culturelle, s’explique peut-être par la façon dont Klüver considère l’organisme. Il nourrit l’espoir qu’E.A.T. parvienne à créer « une nouvelle esthétique » par le truchement d’une « relation organique avec le monde contemporain. »
(6) Cela supposerait une participation à des projets dans les pays en voie de développement, afin de résoudre divers problèmes, et ce, malgré les nombreuses difficultés que pose le pavillon Pepsi dès les premiers jours après son ouverture. Ce qui indique, comme Tomkins le laisse entendre, que Klüver, quoique terre-à-terre à bien des égards, se montre tout de même moins préoccupé par la mise en œuvre et la gestion de projets que par la recherche de nouveaux défis.