Toni Dove vit et travaille à New York. Depuis le début des années 90, elle produit des œuvres qui redéfinissent la forme du récit traditionnel par le truchement de composantes interactives. Ses installations mettent en scène des personnages féminins d'époques diverses assujettis aux déterminants économiques et technologiques de leur temps. Dove y opère une relecture féministe des conventions de genres populaires comme la science-fiction et le roman gothique.
Bien qu’elles ne fassent pas appel à l’interactivité, les premières installations de l’artiste multiplient les points de vue et annoncent ainsi les expériences de Dove avec les dispositifs d’immersion. Conçu en 1990 pour l’événement
Art in the Anchorage organisé par Creative Time (New York) sous le pont de Brooklyn,
Mesmer: Secret of the Human Frame (1990-1993) explore le thème de l’incarnation dans ses ramifications historiques et psychanalytiques. Un livre d’artiste dérivé du projet est publié chez Granary Books en 1993.
(1) La performance
The Blessed Abyss: A Tale of Unmanageable Ecstasies (1991), présentée au Thread Waxing Space (New York) en 1992, poursuit cette archéologie du corps en rassemblant une imagerie hétéroclite composée d’extraits de films et de photographies d’archives.
Fruit d’une collaboration avec l’écrivain canadien Michael Mackenzie,
Archaeology of a Mother Tongue (1993), constitue l’une des premières tentatives d’intégration d’un récit complexe à un environnement en réalité virtuelle. Cette installation produite en 1993, dans le cadre d’un atelier au Banff Centre for the Arts (Banff, Alberta, Canada), conjugue la performance et l’expérience d’immersion dans un genre hybride que Dove qualifie de « cyber-théâtre » ou « théâtre sans acteurs ».
(2) Le public est placé devant une série d’écrans sur lesquels sont projetées des animations pendant qu’un démonstrateur
(3) joue avec l’interface. En ciblant une partie de l’image avec une caméra miniature, ce dernier peut appliquer une perspective et moduler les composantes de l’environnement. Un gant de données lui permet de toucher des objets qui apparaissent dans son champ visuel et d’en modifier l’apparence. L’expérience d’immersion se déploie métaphoriquement dans le récit sous la forme d’une enquête ou d’une fouille archéologique menée par deux narrateurs. Tandis que le démonstrateur exhume les décombres d’une ville futuriste, un coroner et un médecin légiste analysent la dépouille d’un enfant dont le corps se confond à l’environnement en mode filaire (wire-frame).
Présenté au
Rotterdam International Film Festival (Rotterdam, Pays-Bas) en 1998, puis dans le cadre de
Body Mecanique au Wexner Center (Columbus, Ohio),
Artificial Changelings (1998) fait appel au spectateur pour activer des tranches narratives qui correspondent aux points de vue des personnages dans le récit. Deux histoires se chevauchent. Arathusa vit au XIXe siècle. Elle est kleptomane et arpente les magasins à rayons. Cyber-pirate du XXIe siècle, Zilith apparaît dans un rêve d'Arathusa. Une série de zones balisées au sol indiquent la nature des points de vue dans lesquels le spectateur peut s’engager.
(4) Lorsqu’il s’approche de l’écran, ce dernier accède à l’univers mental d’Arathusa et entend son monologue intérieur. En prenant du recul, ce personnage semble l’interpeller. La troisième zone débouche sur un espace proche du rêve. Enfin, le quatrième palier d’interaction catapulte le spectateur dans le XXIe siècle. Pour accéder aux points de vue de Zilith, il doit avancer de nouveau vers l’écran. Un capteur de position traduit ses mouvements et influe sur les tranches vidéo liées à chacune des balises. L’immobilisation du corps provoque un arrêt sur l’image tandis que le mouvement des bras active le corps du personnage. Avec cette installation, Dove dit vouloir s’éloigner du paradigme de l’interactivité comme un ensemble de choix préprogrammés et itératifs. Elle suggère une expérience gérée en partie par le hasard, où les réponses de la machine ne découlent plus d’une décision prise par le spectateur. Ce dernier agit sur les composantes sensibles de l’installation, mais ses mouvements ne créent pas d’effets prévisibles chez le personnage.
(5) Dans une entrevue accordée à Pam Jennings, Dove explique ce choix esthétique :
« J’estime qu’il existe d’autres possibilités complexes pour créer des récits à plusieurs dimensions, sans pour autant qu’ils ne soient complètement non linéaire. Cela peut se faire dans une structure en arborescence aléatoire et en boucle. Quelque chose dans quoi on peut se promener selon une perspective linéaire mais dont le sens a une texture différente. »
(6)
Dans le travail de Dove, l’accumulation par couches des références et des images produit un sentiment de densité narrative. Sans sacrifier à la lisibilité et à la cohérence du récit, ses installations retirent le spectateur du rôle de voyeur passif qu’il occupe généralement dans les dispositifs classiques du cinéma.
Artificial Changelings rend compte de l’émergence des pathologies de l’argent au XIXe siècle. Dans le second volet de cette trilogie intitulé
Spectropia: Ghost Story About the Infinite Deferral of Desire, Dove poursuit son enquête sur l’inconscient à l'œuvre dans la société capitaliste du début du XXe siècle. Cette fois, elle s’intéresse à la structure du paiement en différé et aux désirs jamais comblés qu’il suscite chez le consommateur.
Spectropia a pour décor le New York des années 1930, après l’effondrement du marché boursier et une ville du XXIe siècle.