Veuillez patienter pendant que nous traitons votre requête
Veuillez patienter...

Jessica Loseby

(Birdham, Angleterre, Royaume-Uni)

Jessica Loseby, Hello, 2001
Jessica Loseby, Anger, 2001 Jessica Loseby, restricted movement, 2001 Jessica Loseby, Lapdance, 2001
« Y a-t-il une place dans cette arène mondiale qu’est le net pour le petit, le domestique, les fantaisies d’une femme névrosée? » Jessica Loseby.

La réponse ne s’est pas fait attendre : Jess a fait une entrée remarquée dans le monde du net.art. En l’espace de deux ans, ses œuvres ont été présentées, entre autres, à FILE 2003 (Sao Paulo), au LUX OPEN 2003 (Londres), au 16th Stuttgart Filmwinter – Festival for Expanded Media (online); elles ont été sélectionnées par Rhizome pour la Artbase; elle est la première artiste à participer à un projet de résidence en ligne intitulé FurtherStudio et offert par Furtherfield, en Angleterre. Pour ce projet novateur, les internautes sont invités, selon un horaire préétabli et en temps réel, à venir assister au travail en cours et à s’entretenir avec l’artiste. Avec détermination, elle s’est fabriqué une « cyber-chambre à soi » où elle accueille les internautes afin de se faire entendre. Car elle a quelque chose à dire. Inutile de spéculer longtemps sur sa condition de jeune mère paraplégique avec trois enfants — ce qu’elle assume pleinement —, car elle le fait pour nous en puisant à même son quotidien la matière dont elle s’inspire. Entre autres choses, le Web est un lieu où l’expression d’une parole devient réalité inédite pour quantité d’individus. Encore faut-il être capable de s’y faire une place. Ou avoir quelque chose à dire. Créer un lieu, virtuel s’il le faut, et pourquoi pas virtuel, puisqu’il suscite de nouvelles possibilités dans la réalité.

Conjuguant avec brio textes, animations et musique, elle nous livre de courtes pièces dans lesquelles elle explore son environnement, son quotidien, ses pensées, le tout baignant dans une noirceur dénuée de pathos grâce à son humour paradoxal, à la fois sarcastique et rafraîchissant. En entrevue avec Tara Noid, elle confie que cet humour, crucial dans sa pratique artistique, peut parfois la troubler et que les internautes – entendre les Américains – ne semblent pas comprendre le sens de l’ironie ou du sarcasme. (1) Pourquoi ce trouble? Parce qu’une de ses plus grandes peurs, c’est qu’il y ait malentendu et il lui importe d’être comprise. À une époque où il est communément admis que le sens est flottant – déconstruction oblige – il est étonnant de constater à quel point la transmission d’une parole, dans son authenticité, peut compter pour cette jeune artiste.

Nombre d’artistes contemporains, souvent des femmes, ont fait appel aux technologies numériques pour se construire une identité – de Lynn Hershman Lesson à Mouchette, pour ne mentionner que ces deux figures de proue. Ce n’est pas le cas de Loseby. Aucune intention de se renommer ou de se réinventer. Ce qu’elle communique la concerne au plus haut point et elle ne craint pas d’irriter les visiteurs et de les faire attendre. À la limite de la coercition, elle nous dit : asseyez-vous et écoutez-moi, sans nous donner la possibilité de lui répondre.

Sa pratique a commencé à se déployer autour de ce qu’elle nomme une « cyber-esthétique du domestique », soit l’exploration de narrations et d’images qui reflètent sa vie. Sans vouloir attirer l’attention sur sa condition de jeune mère confinée à un fauteuil roulant, bien que ce soit inhérent à son travail artistique, Jess utilise plutôt cette situation comme outil et métaphore pour rendre compte de l’isolement et de la fragilité propre à la condition humaine.

Dans une de ses premières pièces, Hello (2001) (2), les mots (blancs) apparaissent un à un sur l’écran (noir). Un désir de communication prend lentement forme, comme si elle lançait un appel à l’autre. Au début, le ton est sympathique, curieux, engageant même. Mais la parole-écriture avance par à-coups, butant sur les obstacles qu’elle semble rencontrer dans cette tentative d’entrer en contact avec son « interlocuteur ». L’impossibilité dans laquelle nous sommes de pouvoir lui répondre crée une tension qui évoque le clivage au cœur de toute communication : comment s’assurer d’être compris? Et comme si elle s’apercevait de nos résistances à la comprendre, le ton change, devient plus agressif, se confine dans un soliloque aux accents beckettiens, pour finir par tout simplement disparaître dans le noir de l’écran.

Dans Anger (2001) (3), des lettres se dessinent, comme si elles étaient écrites devant nous, en direct, par la main d’un enfant. La graphie se forme avec hésitation, s’embrouille, devient dessin ou hiéroglyphe, pour finir dans une espèce de chaos. L’artiste emploie sensiblement la même stratégie dans restricted movement (2001) (4), mais de façon figurative.

Lapdance (2001) (5) montre bien le type d’humour qu’elle affectionne. Le titre fait évidemment allusion au service de danses que l’on trouve dans les bars ou cabarets spécialisés. Mais dans cette pièce, au cadrage très serré, un personnage féminin fait danser deux de ses doigts sur une de ses cuisses...

The net.art challenge (2001) (6) simule un jeu interactif dans lequel la victoire ou la défaite se mesure par votre (non) capacité à cliquer le plus rapidement possible sur des icônes de l’art occidental. Si vous gagnez, vous vous qualifiez comme étant un net-artiste!

Une grande part de son travail repose sur des stratégies visuelles de cryptage. Des couches d’images, de textures, de mots translucides glissent les unes sur les autres, au seuil de la lisibilité et même au-delà… Le sens émerge, se dérobe, refait surface, se désintègre… Le déroulement temporel des œuvres vous sollicite comme partie prenante de leur élaboration. La plupart de celles-ci sont comme des bouteilles lancées à la mer : atteindront-elles leur destination, autrement dit vous rejoindront-elles? Nul doute, ces pièces ont été conçues pour toi, l’artiste ne s’adressant qu’à une personne devant son écran.

Outre son travail personnel, Loseby agit aussi en tant qu’artiste-commissaire. The Cyber Kitchen (2002) (7), réalisé avec Michael Takeo Magruder, est un projet de net.art lancé le 23 juillet 2002 en collaboration avec 33 artistes provenant, entre autres, du Royaume-Uni, des États-Unis, de la Roumanie, de l’Espagne, de la Croatie, et de la France. À la source du projet, l’agacement éprouvé par l’artiste par rapport à une certaine attitude (qualifiée par elle de schizophrénique), et courante dans le milieu du net art, qui veut que l’art ne doit pas entretenir de relation avec notre « réalité », qu’il y aurait clivage entre notre vie virtuelle et notre vie réelle et aussi par sa frustration devant les contraintes imposées lors d’appels de projet de net art, limitant la créativité et la liberté d’expérimenter. The Cyber Kitchen n’impose aucun frais, aucune date limite, aucune contrainte. Craignant que le site ne soit perçu comme un site « féminin », Jess a été surprise de constater le nombre de net artistes masculins qui y a contribué. Prolongeant les prémisses de la cyber-esthétique domestique, le projet repose sur l’exploration d’objets trouvés dans sa cuisine et récupérés par les participants dans le but d’inventer leurs propres histoires, associations ou utilisations. Le site se présente comme un portail ouvrant sur des œuvres d’art sans pour autant avoir l’air d’une galerie. On y trouve de la photographie numérique, de la vidéo, de l’animation interactive, de la peinture numérique et des œuvres textuelles. La visée serait d’ouvrir le projet à d’autres pièces de la maison et on aura compris l’importance de la notion de communauté pour Loseby. Le projet est toujours en cours et les propositions sont bienvenues. (8)

Dans son travail personnel comme dans ses projets d’artiste-commissaire, Jess Loseby fait siens ces mots de Deleuze et Guattari sur le rôle de l’artiste : « … l’artiste est montreur d’affects, inventeur d’affects, créateur d’affects, en rapport avec les percepts ou les visions qu’il nous donne. Ce n’est pas seulement dans son œuvre qu’il les crée, il nous les donne, et nous fait devenir avec eux, il nous prend dans le composé. » (9)

Jacques Perron © 2003 FDL