Après avoir obtenu un baccalauréat en beaux-arts de l’Art Institute of Chicago (Chicago, États-Unis) et une maîtrise en beaux-arts de l’université de Californie à San Diego (San Diego, États-Unis), Chris Csikszentmihályi
(1) (prononcer chic-cent-mi-ayi) a enseigné les arts électroniques en tant que professeur associé au Rensselaer Polytechnic Institute (Troy, États-Unis). Il est aujourd’hui professeur associé en arts médiatiques et en science et il dirige le groupe de recherche Computing Culture
(2) au Media Lab du Massachusetts Institute of Technology (MIT) (Cambridge, États-Unis). Ce groupe réunit des chercheurs travaillant à l’intersection de l’art, de la politique, de l’éthique et de la technologie. Depuis plus de dix ans, Csikszentmihályi s’affaire lui-même à favoriser la rencontre des nouvelles technologies, des médias et des arts. Il donne des conférences et fabrique des œuvres et des installations faisant appel aux nouveaux médias, qu’il a présentées en Amérique du Nord et en Europe. En plus de participer à de nombreux festivals, il a remporté en 2002 le prix spécial en nouveaux médias pour son œuvre
DJ I Robot au
Split International Film Festival, en Croatie; en 2001, la même œuvre lui valait le prix du meilleur logiciel artistique (Best Artistic Software) à la Transmediale de Berlin. Le musée Kiasma, à Helsinki en Finlande, lui a commandé une œuvre,
Natural Language Processor. Il participait récemment, avec
DJ I Robot, à l’exposition
Robot, présentée par Eyebeam, à New York, du 12 au 15 juillet 2003.
Conçu au MIT dans le cadre d’un projet visant à explorer les répercussions des nouveaux médias dans la culture contemporaine, le
DJ I Robot est le premier système robotique et analogique à accès aléatoire (
random access) qui pourrait rendre désuet le rôle du DJ, ironise Csikszentmihályi. Mais, sans vraiment y croire, le concepteur du robot ne peut s’empêcher de se moquer des DJ qui prennent leurs activités beaucoup trop au sérieux. Le robot fonctionne à partir d’un ordinateur PC, plusieurs micros-contrôleurs, et un système pour contrôler le mouvement ou le geste qui mixe,
scratch et cherche les disques vinyles sur les trois tables de lecture. L’ordinateur peut diriger le système n’importe tout sur les disques. Selon le concepteur, « nous avons surtout construit un système d’enregistrement du mouvement ou du geste, branché sur des tables de lecture ordinaires, qui nous permet de saisir toutes les formes de
scratches et de gestes effectués par les DJ »
(3). Ces données sont ensuite stockées dans un fichier électronique pour d’éventuelles manipulations. Comme on pouvait s’y attendre, la réaction des DJ est partagée : selon Paolo, « Un ordinateur ne peut savoir comment faire cela. L’inspiration fera défaut. On ne peut pas tout programmer. »; mais, pour Qmaxx420, « Je pense que cela peut être amusant et divertissant. De toute façon, cela devait arriver. C’est le futur. »
(4) Il poursuit en disant qu’il y voit des bénéfices inattendus, le robot pouvant ouvrir et fermer les soirées, car les DJ n’aiment pas
spinner en premier ou en dernier. Rappelons finalement que le
DJ I Robot est un prototype qui nécessite encore des mises au point, car il a toujours perdu, lors de compétitions avec des DJ. Csikszentmihályi collabore d’ailleurs, entre autres, avec le très connu DJ Spooky au raffinement du robot.
Avec ses travaux récents, Csikszentmihályi se penche sur une question brûlante d’actualité : l’accès libre à l’information. S’opposant à toute forme de contrôle, il se porte à la défense de cette liberté en concevant des dispositifs capables de contourner les obstacles qui la briment. Le point de vue critique, toujours présent dans sa pratique, se double ici d’une critique idéologique. Cette posture critique n’empêche nullement l’artiste-technologue d’utiliser l’humour pour faire passer son message, comme en témoignent plusieurs entrevues où il explique ses projets. Mais cet humour moqueur, quelquefois ambigu, n’entache en rien le sérieux de son propos : s’assurer du maintien de certains principes fondamentaux dans l’exercice d’une saine démocratie.
« Je pense que toute technologie a une dimension politique, qu’elle soit ou non conçue dans cet esprit, affirme Csikszentmihályi. Je suis très intéressé par... les conflits autour des droits constitutionnellement garantis. Je développe des technologies afin de préserver ces droits. »
(5)
La visée est claire : Csikszentmihályi réclame le droit à une information qui ne serait pas désinformée, c’est-à-dire non contrôlée par les médias de masse ou non censurée par le Pentagone. En effet, que se passe-t-il sur le terrain d’un pays en état de guerre? Comment comprendre un conflit du point de vue des individus qui en font l’expérience au quotidien? Lorsque nous écoutons les actualités, combien de fois avons-nous pensé : et si je pouvais entrer en contact avec ces individus, ma perception de l’événement se transformerait assurément. Comme il le souligne lui-même : « Ce dont je suis vraiment curieux, c’est ce que représente la guerre pour les personnes qui la vivent de près ».
(6)
Pour contrer cette vision aseptisée de la guerre en Afghanistan transmise et imposée par le Pentagone, Csikszentmihályi a mis au point un robot-reporter programmé pour aller enquêter sur le terrain. Il part de l’idée suivante : si les militaires peuvent envoyer des drones au-dessus des montagnes de l’Afghanistan, pourquoi les citoyens ou les médias ne pourraient-ils pas envoyer des reporters sous forme de drones? Ce robot-reporter a un nom, l’
Afghan Reporter, et ressemble à un véhicule d’exploration spatiale puisque sa conception repose sur le Mars Explorer, conçu par la NASA. Alimenté par deux panneaux solaires, il se déplace sur tous les terrains grâce à ses quatre roues motrices. Il peut parcourir de 40 à 50 kilomètres par jour. Il fait un mètre de long par 70 cm de large, avec une tige de 130 cm de haut. Ses cerveaux sont les entrailles d’un ordinateur portable. L’engin dispose d’une caméra vidéo destinée à interviewer les personnes qu’il croise sur sa route. Il est également muni d’un petit écran vidéo qui permet à l’interviewé de regarder la personne avec qui il discute. Les interlocuteurs communiquent à l’aide d’un microphone et d’un haut-parleur. L’interview est transmise par satellite et l’
Afghan Reporter se pilote à distance à l’aide d’un système GPS et d’une boussole électronique. Selon son concepteur, l’
Afghan Reporter est un dispositif de téléconférence sur roues qui ne coûte que 10 000 $US à construire : les moteurs proviennent de vieilles machines Xerox, les roues de 14 pouces de diamètre sont celles d’une tondeuse à gazon, tous les composants de l’engin se trouvent sur le marché...
Ce projet ne représente aucunement un acte de désobéissance civile – aucun gouvernement, on l’espère, ne peut imposer une loi empêchant l’envoi d’un tel dispositif sur un terrain de guerre. Il s’agit plutôt d’une solution de rechange pleine d’imagination, à la fois recherche technologique et contestation politique, qui fait appel à d’éventuels utilisateurs – quiconque ne souscrivant pas aux pouvoirs établis – pour en mesurer l’efficacité et le succès.
Cette initiative a été vivement critiquée par des journalistes inquiets que les jours de leur profession soient comptés. En effet, l’
Afghan Reporter a été qualifié de « petite merveille dernier cri du cynisme médiatico-politique US » par le journaliste français Emmanuel Poncet
(7). Néanmoins, comme le souligne Natalie Jeremijenko, artiste et professeure d’ingénierie à Yale, « Que Chris réussisse ou non, il marque un point – pour la plupart des Américains, l’Afghanistan pourrait tout aussi bien être Mars. (...) Ce qui serait intéressant, c’est que les Afghans s’intéressent à la machine de Chris. Qu’ils la réparent. Facilitent son cheminement »
(8).
Conçu et réalisé par Ryan McKinley, sous la direction de Csikszentmihályi, dans le cadre d’un projet conjoint entre le groupe Computing Culture et le Media Lab du MIT, le Government Information Awareness
(9) (GIA) est un site Web agissant comme un organisme de renseignements pour aider les citoyens américains à comprendre la complexité de leur gouvernement. Le GIA s’inspire du Total Information Awareness (TIA) mis au point par le Defense Advance Research Program Administration (DARPA) et renommé le Terrorism Information Awareness, après que l’on a appris que le TIA servait à surveiller les activités de millions d’Américains dans l’espoir de trouver des terroristes potentiels. Chose certaine, le projet a été conçu pour pouvoir suivre à la trace tout citoyen américain. Devant la levée de boucliers brandis par les organismes de défense des droits de la personne, le Congrès américain a décidé de limiter l’envergure du projet. Or, le but du GIA est semblable, mais inversé : il s’agit d’offrir au citoyen ordinaire la possibilité de consulter un répertoire d’informations concernant les employés du gouvernement, les politiciens, et les organismes ou les corporations qui font affaire avec le gouvernement américain. Les citoyens peuvent également contribuer au site en communiquant de l’information, sous le couvert de l’anonymat. Cette stratégie d’inversion vise à réduire l’écart grandissant entre la possibilité (limitée) pour un citoyen de surveiller son gouvernement et la possibilité (illimitée) du gouvernement de surveiller un citoyen. Selon McKinley, l’« information totale » devrait circuler dans les deux sens, entre le gouvernement et les citoyens : une démocratie saine relève d’une responsabilité partagée.