Yvonne Spielmann En prenant votre intérêt pour la linguistique, la vidéo et l’interactivité comme point de départ, j’aimerais parler des rapports entre les divers médias, surtout entre l’image et le texte, et aborder également la question du média principal, voire d’une sorte quelconque de hiérarchisation, malgré la synesthésie manifeste de votre travail.
Bill Seaman Les rapports entre l’image, la musique et le texte me passionnent et je pense vraiment à tous ces médias comme à des éléments-médias, un peu à la manière des éléments linguistiques — une sorte de nouvelle façon de penser la linguistique où le son et l’image fonctionnent comme des véhicules langagiers. Tout particulièrement, j’élabore depuis un certain temps un concept que j’appelle la recombinaison poétique. Je m’intéresse beaucoup aux structures combinatoires grâce auxquelles un interactant peut explorer des rapports non hiérarchiques entre image, texte et son, ou musique. Je m’intéresse surtout à la manière dont cette interaction suscite l’émergence de sens. Entre autres choses, j’essaie de construire un module ou un certain élément-média qui soit déjà un champ sémantique potentiel. Par exemple, je peux choisir un calembour comme partie du texte poétique afin que toute une série de sens différents puisse surgir dans différents contextes.
La recombinaison poétique
Spielmann Dans quelle mesure y a-t-il démonstration d’une idée générale quand vous traitez un langage et un texte existants et que vous les retravaillez selon des modes qui permettront de multiplier intentionnellement la signification inhérente du texte précédent?
Seaman Dans ma dissertation doctorale,
Recombinant Poetics: Emergent Meaning as Examined and Explored Within a Specific Generative Virtual Environment (La recombinaison poétique. Examen et exploration de l’émergence de sens dans un environnement virtuel générateur particulier),
(1) j’écris sur l’idée de champs sémantiques et je transporte l’idée de la linguistique dans un nouveau domaine où le texte possède un certain genre de puissance sémantique en tant que champ. L’image possède elle aussi une sorte de puissance sémantique en tant que champ, tout comme le son. Puisque nous avons aussi une histoire de nos rapports avec d’autres environnements, il est possible de dire que notre état d’esprit est également un champ. Ces champs s’additionnent dynamiquement et leur mise en balance fait surgir le sens. Pour moi, le rapport est non hiérarchique, le texte n’a pas plus de valeur que le son ou l’image, ils sont toujours en rapport dynamique. Dans mon travail antérieur, ce rapport, qui reposait davantage sur l’écran, prenait toujours en considération le contexte, la décontextualisation et la recontextualisation. Aujourd’hui, j’extraie le contexte de l’écran et je mets vraiment l’interactant en présence d’un environnement plus vaste afin qu’il prenne conscience physiquement, de manière palpable, de son champ et de la manière dont il est en relation avec les champs des éléments-médias.
Spielmann Dans votre œuvre récente,
Red Dice/Dés chiffrés (2000) vous élaborez sur un mode intertextuel à partir du poème de Stéphane Mallarmé,
Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, en y insérant de nouvelles strates qui le commentent et existent par rapport au texte poétique de Mallarmé de telle sorte que le langage original pénètre en définitive votre propre expérience du média
(2).
Seaman Une œuvre antérieure,
Passage Sets/One Pulls Pivots at the Tip of the Tongue, était déjà influencée par
Un coup de dés jamais n’abolira le hasard de Mallarmé. Mallarmé a créé une forme de texte spatial qui offre, à mon avis, l’une des premières possibilités de navigation à travers le texte de diverses manières, où de multiples sens peuvent surgir selon les déplacements à la surface du texte. Le Musée des beaux-arts du Canada m’a donc commandé cette œuvre sur le texte de Mallarmé et j’ai alors considéré que le rapport de Mallarmé à l’écriture était à son époque similaire du mien aux médias électroniques d’aujourd’hui, c’est-à-dire l’expression d’un acte de conception. Il y a donc plusieurs images de machines industrielles comme un piano mécanique, une filature, une turbine qui servaient à son époque. Il y a tout particulièrement des images de tissage et de métiers à tisser mécaniques, car, bien sûr, le métier à tisser mécanique deviendra plus tard l’ordinateur. J’ai créé un métatexte qui renvoie au texte de Mallarmé et qui est lui-même un poème-média, de sorte qu’il y a des endroits où entrent en jeu d’autres propriétés des nouveaux médias et l’idée de la recombinaison poétique. Si, dans le poème de Mallarmé, les différents mots sont tissés pour créer le « textile » (jeu de mots), dans le mien, le tissage se traduit en interactivité, ce qui signifie la recombinaison littérale de fragments de mon texte, de mes images et de mes segments musicaux dans une forme génératrice.
Spielmann J’aimerais approfondir avec vous la notion de recombinaison et vous demandez comment vous pouvez maintenir l’idée d’une structure ouverte et d’une forme génératrice quand vous concevez une bande vidéo. Pour
Passage Sets, ainsi que pour
Dés chiffrés et d’autres œuvres, vous avez également produit une version vidéo qui est une œuvre en elle-même, mais la vidéo est simultanément une partie intégrante d’une installation plus vaste où le même matériel est entouré de textes projetés sur écran. De plus, un menu permet à l’interactant d’intervenir et de faire des changements. La vidéo occupe-t-elle une position intermédiaire relativement à l’étape d’interactivité non linéaire dans ce contexte multimédia ?
Seaman Je considère les œuvres vidéo comme des œuvres complètes en elles-mêmes. Les œuvres interactives sont axées sur des principes différents et les œuvres vidéo informent les installations interactives. Par exemple, la version linéaire de
Passage Sets est une bande de trente minutes composée de texte oral, de musique que j’ai composée et d’images que j’ai tournées, et dans laquelle il y a une sorte de temps linéaire suspendu, presque hypnotique. Dans la version installative, ce média nous plonge dans un état très différent. D’une manière générale, la notion de contexte et de recontextualisation m’intéresse et comment de nouvelles significations surgissent quand on explore la recontextualisation. Je m’intéresse également aux mots et aux images dont les significations sont ouvertes même quand ils sont fixés de manière linéaire, car j’ai construit une structure non hiérarchique entre image, texte et son. Quand on regarde ces bandes, ils circulent souvent entre les couches. On pourra les passer plusieurs fois et, à chaque fois, on y puisera du neuf.
Spielmann Je m’intéresse à l’utilisation du montage et du collage dans deux œuvres,
Passage Sets et
Dés chiffrés, qui semblent éclairer votre intérêt pour les structures ouvertes. On évoque ici des médias historiques, plus traditionnels, comme la littérature et le cinéma, qui sont linéaires, mais que l’on peut, cela dit, considérer comme des précurseurs de l’hypermédia.
Seaman Dans les deux œuvres,
Dés chiffrés et
Passage Sets/One Pulls Pivots at the Tip of the Tongue, les vidéodisques sont installés afin de pouvoir faire jouer divers modules très facilement; par exemple, il est possible de rejouer des sections de la bande vidéo linéaire selon des ordres différents.
Passage Sets est monté comme un poème « navigationnel » et l’interface est constituée de 150 images dont la surface est parsemée de textes poétiques. On peut naviguer la surface de ce poème sur un écran, puis, en choisissant un « passage » particulier, déclencher la vidéo et, par la suite, m’entendre dire cette partie du texte et entendre aussi la musique qui accompagne cette section. On peut cliquer sur un mot qui conduit à ce que j’appelle un « générateur de poème » : j’ai réellement catégorisé chaque mot du texte. En fait, j’ai déconstruit la façon dont j’ai écrit le texte, puis j’ai fondé ces catégories sur la manière dont j’ai écrit le texte linéaire à l’origine, avec l’idée que l’interactant pouvait changer et produire de nouveaux poèmes. Tous les mots de cette section étaient reliés par hyperlien à cette partie du texte plus vaste d’où ils provenaient. Il était donc toujours possible de lire la surface du poème sur l’image ou de déplacer et de recontextualiser le mot, puis de se rendre dans un contexte différent où servait ce mot. De cette façon, le dispositif permet de rejouer des morceaux dans une forme discontinue. Si l’on pense au concept d’espace lisse et strié de Gilles Deleuze et Félix Guattari, la vidéo représente l’espace lisse et les versions des installations interactives représentent les espaces striés – pourtant l’un informe l’autre –, l’espace lisse devient strié et le strié devient lisse tel que discuté par Deleuze et Guattari
(3).
L’installation informatisée
Passage Sets serait l’espace strié, parce qu’elle se compose de coupes modulaires –, elle rejoue des segments particuliers et, à chaque fois, s’arrête sur une image fixe à la fin de la séquence qu’elle maintient à l’écran.
Dés chiffrés y ressemble – on le dirige avec un pointeur optique sur un écran graphique Wacom et voilà le parallèle entre l’écriture de Mallarmé et un pointeur optique. Contrairement à ces espaces interactifs striés,
The World Generator/The Engine of Desire explore l’espace lisse de la navigation propre à la réalité virtuelle même s’il contient des éléments d’espaces striés dans le système à menus.
Spielmann À quoi donc contribue exactement l’ordinateur pour parvenir à la « créativité » et stimuler de ce que vous appelez les « puissances sémantiques »?
Seaman Fait intéressant, le biologiste Humberto Maturana dit qu’un événement linguistique a lieu quand il y a couplage mutuel, structural et ontogénique entre deux personnes. Maturana propose cette définition du domaine linguistique : « Le domaine linguistique, en tant que domaine de comportement adapté, exige l’interaction d’au moins deux organismes dont les domaines d’interactions sont comparables, pour que puisse se développer un système coopératif d’interactions consensuelles dans lequel la conduite émergente des deux organismes soit mutuellement pertinente. L’existence humaine a pour caractéristique fondamentale le fait de se produire dans le domaine cognitif linguistique. Le domaine est par nature social
(4). » Par l’intermédiaire de cette structure interactive, la technologie devient une extension de mon acte d’auteur – la capacité à communiquer par des configurations d’éléments-médias ainsi que l’acte d’auteur partagé avec l’interactant. Je pense que non seulement le texte est linguistique, mais que tout l’environnement l’est, — grâce à ma lecture de Maturana — un « domaine consensuel
(5) », où l’image, le texte et le son/musique fonctionnent tous comme des véhicules linguistiques. À mon avis, il s’agit d’une approche contemporaine de la linguistique à cette époque d’ordinateurs qui nous permet de couper, copier et coller des éléments-médias et de les juxtaposer dans l’espace, de les cataloguer et d’agir sur eux comme bon nous semble. Il est également possible d’explorer de manière interactive la nature fugitive du sens quand la recontextualisation des éléments-médias le modifie. Tout ça grâce à la mutabilité de l’ordinateur et du potentiel opératoire des éléments-médias, chacun offrant une puissance sémantique potentielle dans un environnement informatique générateur.