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Yvonne Spielmann

Entretien avec Steina

Steina et Woody Vasulka, In Search of the Castle, 1981 (extrait) (video)
Steina et Woody Vasulka, In Search of the Castle, 1981 (extrait) (video)
Steina et Woody Vasulka, Voice Windows, 1986
Steina et Woody Vasulka, Voice Windows, 1986
Steina, Warp, 2000
Steina, Warp, 2000
Spielmann : De quelle manière l’évolution de la technologie a-t-elle modifié votre conception de la performance et de l’exécution en direct? Votre expérience est-elle décrite si je dis que, plus vous travaillez avec les ordinateurs, plus vous devez « partager le processus créatif avec la machine », comme l’a déjà formulé Woody?

Steina : Dans les années 1970, quand j’ai réalisé Violin Power, c’était en direct. Les caméras étaient fixées sur moi, avec le choix de tout simplement jouer ou d’être enregistrée. Maintenant l’ordinateur m’offre à nouveau cette possibilité en temps réel. Je peux avoir un déroulement d’images en continu lorsque je joue ainsi que des films préenregistrés en QuickTime.

Spielmann : Est-ce que la notion de performance dans Warp, où vous jouez de nouveau devant la caméra et devenez une partie de l’espace représenté, est essentiellement différente de celle dans Violin Power, ou voyez-vous plutôt un parallèle étroit entre les deux œuvres performatives au sujet de votre rôle dans l’espace de la performance?

Steina : Mes performances sur bande ont beaucoup à voir avec l’absence du corps, c’est-à-dire que j’utilise mon propre corps par manque d’un autre corps. J’ai mis en marche un certain processus, je suis prête et, là, j’ai besoin d’un corps et le mien est disponible. Ces bandes deviennent comme une série d’autoportraits, Violin Power, Somersault et Warp.

Spielmann : Dans ces enveloppements de vous-même devant la caméra, qui ont pour effet conséquent de hausser chez le spectateur sa conscience de l’espace devant la caméra, y abordez-vous un intérêt plus général pour les relations spatiales que je vois en parallèle dans vos œuvres installatives où vous plongez le spectateur dans de vastes environnements faits de multiples écrans géants?

Steina : Je me vois travaillant en parallèle dans plusieurs directions. Je considère Machine Vision aussi différente de la réalisation des installations vidéo, d’une performance ou d’une monobande, mais, en un autre sens, elles sont tous évidemment les mêmes. Tout réalisateur adopte un style. Je suis sûre qu’en voyant mon travail, on peut dire : ah, c’est une bande typique de Steina, même si je pense qu’elle est radicalement différente de toutes les autres.

Spielmann : Diriez-vous qu’il y a un comportement spatial des images que vous explorez dans Voice Windows où vous travaillez avec différentes couches et où le son et l’image se construisent dans différentes dimensions? Je me demande jusqu’à quel point cette notion de spatialité vient de la musique?

Steina : Dans Voice Windows, on a mis en place deux paysages préenregistrés et Joan La Barbara avait un microphone. Sa voix devenait un générateur d’effets spéciaux vidéo ainsi qu’un générateur de sons. Mais, pour moi, l’effet dramatique provenait du fait qu’elle générait ces effets en regardant un moniteur tout en chantant.

Spielmann : Dans Lilith, de manière comparable à Voice Windows, vous utilisez la voix de la peintre Doris Cross, mais les mots qu’elle prononce sont confus, de sorte qu’il y a perturbation de la communication verbale. À quoi servait spécifiquement la parole dans cette vidéo, un médium que vous n’employez pas habituellement dans vos œuvres?

Steina : La voix de Doris ne module en aucune façon la vidéo. La vidéo se trouve dans un canal et sa voix sur un autre. Doris avait déjà un problème. Elle était une linguiste extraordinaire et utilisait souvent le dictionnaire comme matière artistique. Mais elle a fait un léger ACV qui a perturbé son expression verbale. On la comprenait difficilement si on n’avait pas l’habitude. Évidemment, j’ai aussi traité sa voix. Je fais une sorte d’exploration de ce phénomène, du fait qu’elle était si merveilleusement articulée mais difficile à comprendre. En fait, dans Lilith, ce qu’elle dit importe peu, mais le fait qu’on ne le comprenne pas lui donne soudainement une grande importance.

Spielmann : Ce qui est intéressant dans cette œuvre particulière, Lilith, c’est le contraste entre un paysage et une personne. Mais, d’une manière plus générale, puisque vous disiez que, dans d’autres œuvres, vous avez joué devant la caméra parce qu’il vous fallait un corps humain sur scène, je suis frappée par votre intérêt à révéler les rapports étroits entre la « figure humaine » et son environnement, et particulièrement le paysage naturel. Comment choisissez-vous les environnements et quel est le rôle du paysage naturel dans vos vidéos?

Steina : Ma première attitude était de prendre l’image devant moi. Dans mon atelier, je ne cherche pas à réorganiser l’espace, comme retirer une chaise ou redresser une image sur le mur, afin de le rendre plus pittoresque. Alors, mon idée de ne pas agencer l’espace est profondément ressentie. Plus tard, j’ai fait beaucoup de trucs urbains car, soudainement, cela m’était accessible. Avec des caméras portatives, je pouvais tourner du matériel de l’extérieur et l’amener à l’intérieur. Je vivais à l’époque à Buffalo, alors j’ai fait In Search of the Castle avec Woody et puis j’ai fait Urban Episodes qui est urbain au maximum. La plupart de mes bandes du Japon traitent aussi des gens et des événements urbains. Alors j’ai toujours pensé que mon attitude envers le paysage était du même genre, c’est quelque chose d’accessible, de disponible. Et j’ai tout simplement la chance de venir d’un lieu où le paysage est extraordinaire et extraordinairement disponible. On ne voit pas de poteaux de téléphone, de routes asphaltées, de voitures, aucune indication d’habitation humaine...

Steina : Mais maintenant je pense que mon intérêt pour le paysage, et surtout le paysage islandais, est beaucoup plus profond. C’est là où j’ai grandi. Mes souvenirs sont faits de cette beauté naturelle, de ce danger naturel. Je n’ai pas grandi dans un cadre métropolitain, à peine urbain même, j’ai grandi dans la nature. Alors, il est difficile de dire où finit le cérébral et où commence l’émotionnel, mais, à ce point-ci, je soupçonne l’influence de liens émotifs très profonds pour que je revienne encore et encore à ce paysage, parce que ce n’est pas une chose très moderne à faire!

Spielmann : Fait révélateur, votre travail souligne de manière particulière le mouvement dans la nature, le mouvement du vent, de l’eau, etc. Il semble que ce soit le paysage qui, à certains égards, effectue le mouvement que vous êtes intéressée à explorer dans les arts électroniques. Et quand on pense à la manière dont l’histoire des médias traite le paysage, on comprend que beaucoup d’artistes conçoivent le paysage/nature comme une image fixe, non seulement en peinture et en photographie, mais qu’étonnamment une grande partie de la représentation cinématographique du mouvement naturel fait appel à une caméra statique. Contrairement à ces pratiques, vous semblez donc davantage intéressée à traiter directement du mouvement et de la mobilité que vous trouvez dans la nature?

Steina : Oui, comme vous dites, si j’utilise un trépied et que rien ne bouge devant la caméra, je n’ai pas de film. Mais quand la nature bouge et, tout particulièrement, quand la nature islandaise bouge, elle bouge rapidement. Comme les eaux, les océans, les rivières, ils bougent trop rapidement et je les ralentis habituellement. Bouger la caméra est une autre façon d’induire le mouvement dans le paysage. Voilà pourquoi les tables tournantes, le panoramique vertical et horizontal, la rotation et le zoom m’obsèdent tant.

Spielmann : Dans vos œuvres récentes comme Warp et Mynd, le contraste entre les images mobiles et fixes devient apparent et j’ai l’impression que vous tentez d’éprouver les limites dans les deux directions : fixer les images et les bouger « librement » jusqu’à ce que les deux coïncident. Je suppose qu’il existe une visée interne à l’exploration de principes divergents au même moment dans les mêmes œuvres?

Steina : On parle ici des effets « Slit Scan » et « Time Warp ». Les deux traitent du temps réel et passé à l’intérieur du cadre, une propriété exclusive de l’image numérique. Dans le « Slit Scan », le mouvement est un panoramique horizontal ou vertical sans fin d’une image constamment captée et sauvegardée, mais si rien ne bouge dans la vidéo qui entre, l’écran n’affichera que des traînées insignifiantes. Quant au « Time Warp », il devient dynamique par l’emploi d’une grande quantité de d'unités de mémoire-tampon qui captent, sauvegardent et récupèrent continuellement le signal entrant. L’effet « Slit Scan » et jusqu’à un certain point le « Time Warp » également me rappellent nos premières expériences avec le Raster-Drift horizontal. Voilà des motifs qui vous suivent toute la vie, les mouvements de la caméra et la dérive et tout ce que j’ai découvert dans les premières années, il semble bien que j’y travaille encore.

Spielmann : Quand on examine votre travail dans le contexte de l’évolution plus vaste des médias, à votre avis, quelle est l’importance de la vidéo aujourd’hui? Quelle est la contribution de la vidéo aux médias contemporains?

Steina : Elle ne peut plus rien contribuer. La vidéo analogique est un médium en voie de disparition. Mais le numérique a heureusement repris presque tous les attributs de l’analogique. Personnellement, ça ne manque pas car j’aime beaucoup le numérique. Mais à l’opposé de l’avantage que procurent les images sub-cadrage du « Slit-Scan » et du « Time-warp », la prochaine norme numérique, le balayage progressif, éliminera l’entrelacement, le mode analogique de traiter les lignes de balayage. Nous voici devant un immense changement sur lequel j’arrive même pas à fantasmer.

© 2004 FDL