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Alan Dunning

(Calgary, Alberta, Canada)

Alan Dunning, Billy Budd’s Stammer, 1988
Alan Dunning, Mother, 1988 Alan Dunning, Ville de lumière/city of light, 1988 Alan Dunning, Rapture, 1988
Alan Dunning, Paul Woodrow, The Einstein’s Brain Project: The Furnace, 1997-1999 (video)
Alan Dunning vit à Calgary (Alberta, Canada). Il est responsable du département d’arts médiatiques et de technologies numériques au Alberta College of Art (Calgary, Alberta). Depuis les années 80, Dunning produit des installations monumentales accompagnées de livres d’artistes abordant les problématiques de la mutabilité du sens et de l’intertextualité. La fin des années 90 marque un tournant pour Dunning qui poursuit alors des recherches avancées sur les environnements immersifs en réalité virtuelle.

Alan Dunning, Rapture, 1988 Alan Dunning, Paul Woodrow, The Einstein’s Brain Project: The Furnace, 1997-1999 (video) Alan Dunning, Paul Woodrow, The Einstein’s Brain Project: The Errant Eye, 1997-2001 Alan Dunning, Paul Woodrow, The Einstein’s Brain Project: The Errant Eye, 1997-2001

À partir de 1987, Dunning a recours à un ordinateur lui permettant de rassembler un corpus impressionnant d’images et de textes qu’il dissémine ensuite selon des paramètres déterminés de façon aléatoire. Revisitant la stratégie du all-over sous une forme conceptuelle, les installations qui découlent d’un tel procédé occupent souvent toute la superficie murale de la galerie. Le spectateur perçoit simultanément la singularité des détails et l’effet d’ensemble produit par leur mise en espace. Or, l’excès de signifiants n’annule pas la structure narrative qui se tisse entre ces éléments additionnés.

Ayant pour fil conducteur le roman d’Herman Melville du même titre, Billy Budd’s Stammer (1988), présentée à la Walter Phillips Gallery (Banff, Alberta), est constituée de fragments d’images hétéroclites au format unique, structurées sous forme de grille, dont la trame apparente accuse le procédé de reproduction mécanique. Une composante architecturale (sorte de clôture métallique), dupliquant l’espace de la galerie, ménage une espèce de déambulatoire tout au long des murs pour que le spectateur puisse distinguer l’ensemble de l’installation d’un point de vue rapproché, isolant les détails.

Un livre de 384 p. constitué de l’intégralité du matériel iconographique accompagne l’exposition. (1) Cette stratégie d’une publication hybride (ni livre d’artiste, ni catalogue d’exposition) en annexe à une installation est récurrente chez Dunning. Ainsi, Mother (1990) manifeste les écarts sémiotiques produits par la réactivation d’un contenu semblable dans différents contextes de présentation. Sur les murs de la galerie, les mots sont liés par des traits à la manière de constellations ou de rhizomes, tandis que sous forme de livre, le même texte s’affiche de façon linéaire dans une police gothique fortement ornementée. Une œuvre de 1991, Translation (1991), poursuit ce travail d’analyse d’occurrences multiples d’un même ensemble de signes. Une tache trouvée sur l’original d’un manuscrit enluminé jadis traduit par la mère de Dunning est démesurément agrandie. (2) Cette œuvre met en relief l’analogie entre la traduction d’un texte d’une langue à une autre, la transmission de l’information de l’auteur vers le lecteur et la migration de ce texte vers un nouveau support.

Les projets d’installations murales de Dunning sont constitués de motifs qui peuvent se multiplier de façon exponentielle selon la superficie où ils se déploient. Ayant souvent comme consigne personnelle d’employer tout l’espace qui lui est alloué, l’artiste doit s’astreindre à un labeur manuel considérable dont le résultat matériel devient en quelque sorte l’étalon de mesure. (3)

Cette affirmation s’énonce dans Elision (1991), présentée à la Contemporary Art Gallery (Vancouver, Colombie-Britannique), installation qui cristallise, selon le mot de l’artiste, une véritable architecture de labeur. Elision est composée de 2000 lettres individuelles sur Mylar, affichées au mur à l’aide d’épingles et couvrant la superficie entière de la galerie. La série de livres d’artistes l’accompagnant (The Sick Bed, The Body of the Astronaut, Susie Clelland) rassemble des récits d’aliénation et d’assujettissement semblant faire écho au travail colossal investi dans l’accrochage des éléments typographiques de l’installation.

Dans les projets de ré-écriture de Dunning, les éléments appropriés de sources diverses, mais apparentés par leur contenu, forment des ensembles proches de l’inventaire, et leur nombre excessif épuise parfois les occurrences d’une même famille d’énoncés. Chevaux de frise (1991), (livre d'artiste et installation) fait état d’une telle stratégie. Compilant des extraits de soixante-six romans de détective d’auteurs phares de ce genre littéraire (Agatha Christie, Martha Grimes, P.D. James et Ruth Rendell), ce patchwork textuel réduit le genre à ses conventions formelles en relevant son vocabulaire stéréotypé.

Pour réaliser le projet Ville de lumière/City of light exposée au Musée des beaux-arts du Canada (1994), Dunning a rassemblé des descriptions de lieux urbains issus des textes canoniques du nouveau roman et des synopsis de films tirés de grilles horaires télé qu’il s’est employé ensuite à structurer par le truchement d’une base de données. Le spectateur qui entre dans l’immense pièce servant de support à ce texte vit une expérience de lecture analogue aux dérives urbaines théorisées par Guy Debord. (4) Il est impossible de lire les énoncés de façon linéaire, une sorte de balisage visuel de la surface des murs permet donc de cartographier cette ville virtuelle à partir de fragments hétéroclites à la manière des psychogéographies situationnistes. Une grande photographie complète le dispositif en présentant l’image d’un intérieur bourgeois dont certains détails sont donnés à voir et d’autres laissés dans l’ombre. Comme le texte, il s’agit d’une image composite formée de plusieurs sources iconographiques fusionnées à l’aide d’un logiciel de traitement de l’image.

À partir de 1994, Dunning laisse de côté ce type d’installation monumentale et se consacre à des recherches poussées sur les environnements en immersion dans lesquels la réalité virtuelle n’occupe pas toujours le premier plan. Tel est le cas de l’installation Rapture/Scattered Bodies (1995) (5) présentée à la galerie Optica (Montréal, Canada) en 1996, où l’expérience d’immersion est représentée par le détour de l’allégorie plutôt que proposée de façon littérale. L’image d’un plongeur apparaît sur un écran tandis que le bruit amplifié de sa respiration est diffusé dans la pièce. La plongée sous-marine renvoie à une expérience limite qui met à l’épreuve les frontières entre l’intérieur et l’extérieur. Pour évoquer cette fracture, Dunning fait référence à l’euphorie des profondeurs, provoquant chez le plongeur l’envie de rompre les limites de l’ego en se défaisant de l’équipement protecteur. Outre cette expérience d’immersion paradoxale figurée par le plongeur, des représentations de cellules d’odeurs couvrent les murs de la galerie et évoquent l’odorat comme un sens encourageant la fusion avec le monde plus que la mise à distance de l’objet et du sujet.

Le cycle d’installations du Einstein Brain Project (1995-2001) constitue un virage technologique d’importance dans la démarche de Dunning, qui s’inscrit cependant en continuité avec les préoccupations conceptuelles antérieures de l’artiste. Dans ce projet de longue haleine, amorcé en 1995 avec Paul Woodrow et une équipe de scientifiques de diverses disciplines, Dunning se penche sur les nouveaux modèles épistémologiques découlant des avancées technologiques en matière de réalité virtuelle. (6)

Les mondes artificiels convoqués par les univers immersifs reconduisent souvent les présupposés d’un projet naturaliste ayant pour but de simuler des expériences familières. Les interfaces créées par Dunning et Woodrow proposent un contrepoids critique à ce repli sur l’univers cartésien. Dans la foulée des recherches récentes en sciences cognitives, ils s’intéressent à la manière dont les processus biologiques et cérébraux façonnent notre perception du monde.

Une première série d’installations réalisées entre 1997 et 2001 explore la fascination qu’exerce le motif du cerveau humain dans la culture populaire. En témoigne l’essai de Roland Barthes sur le fétichisme du cerveau d’Einstein, réflexion qui sert de filon critique aux installations de ce corpus. Par la réactivation de systèmes de représentation obsolètes (phrénologie, eugénisme, etc.), cette série souligne aussi l’impact de projections pseudo-scientifiques dans notre appréhension du corps et de la psyché.

Dans The Fall, The Furnace, The Flesh (1997) (7), le participant doit se livrer à une sorte de rituel en traversant un rideau constitué de mince lanières de vinyle qui sert d’écran à une large projection représentant un mur de flammes. Il se trouve ensuite dans un espace cubique délimité par quatre écrans, devant un modèle anatomique exact de tête humaine recouverte de commutateurs tactiles (audionumériques). L’emplacement des cinquante-cinq commutateurs reproduit la carte des zones du cerveau telle qu’élaborée par les phrénologues Franz Joseph Gall et Johan Spurzheim. À l’époque victorienne, l’analyse du relief crânien sur ces zones permettait de déterminer certains traits de caractère et prédispositions psychologiques d’un individu. Dunning recycle le paradigme de la phrénologie comme mode d’accès à l’interface tactile de l’installation. Lorsqu’il exerce une pression sur ces commutateurs, le participant déclenche la projection d’une série de séquences vidéo. De provenances diverses, ces séquences donnent à voir des objets et des événements irréconciliables qui témoignent du réseau d’associations aléatoires que produit le cerveau lorsqu’il assemble les résidus de perceptions emmagasinés dans la mémoire. Or, ici, le contenu inconscient peut difficilement se distinguer des fragments d’images issus de la sphère médiatique. Apparaissent de façon erratique, une éclipse de lune, des fragments de corps en gros plan, une manifestation politique, une salle de musée, un texte clignotant à une vitesse vertigineuse, des images abstraites à la limite du perceptible, etc. La possibilité de recombinaison des segments est presque infinie et, ainsi, le montage offre toujours de nouvelles séquences d’images juxtaposées.

Les installations en environnement virtuel The Errant Eye (1997-2001) et The Madhouse (2001) énoncent le postulat, formulé par Dunning et Woodrow, que l’image inscrite sur la rétine ne converge pas toujours avec l’activité cérébrale. Dans The Errant Eye, les données biologiques recueillies en temps réel sur le corps du spectateur infléchissent les paramètres d’affichage d’un univers virtuel en trois dimensions. Le participant revêt un casque de visionnage (head mounted display) muni d’électrodes à encéphalogramme enregistrant les variations d’amplitude des ondes des portions droite et gauche de son cerveau. Il navigue d’abord dans un environnement visuel reconnaissable : une forêt, dont les contours se brouillent pour faire place à un univers visuel abstrait reflétant les variations des signaux biologiques traités en temps réel par un module informatique. Une fois que le processus de rétroaction atteint l’équilibre souhaité, le participant peut reconnaître des motifs récurrents qui correspondent à certains types de réactions et de perceptions.

The Madhouse (2001), présentée à la galerie Oboro (Montréal, Canada) en 2001, permet aux participants de mettre en commun le contenu de leurs perceptions individuelles en expérimentant simultanément le processus de rétroaction. Un mannequin anatomique lumineux repose au centre de la pièce et est entouré de participants en état d’immersion. Ces derniers palpent la surface du mannequin qui emmagasine et affiche leurs empreintes digitales comme si sa présence matérielle leur fournissait une sorte d’ancrage dans le monde physique. Derrière leurs casques, les participants sont catapultés vers l’univers virtuel tandis que les spectateurs en marge peuvent observer leurs gestes erratiques rappelant les spasmes des malades mentaux (référence qu’accuse le titre de l’œuvre). Par ce partage de l’expérience d’immersion souvent qualifiée d’autarcique, le projet de Dunning et Woodrow esquisse un modèle de communauté virtuelle plus complexe qui ne fait pas l’économie du corps des participants.

Une série d’installations en cours de réalisation développera plus avant certains aspects technologiques et conceptuels amorcés dans les propositions du Einstein Brain Project. Ainsi, sous le titre provisoire (WIW), Worlds In Worlds, Dunning prévoit élaborer un environnement en immersion dont les limites seront calquées sur les dimensions réelles de la pièce où évoluera le participant. Dunning s’intéresse également aux possibilités d’interfaces biologiques (ou Anatomically Lifelike Biological Interface), fonctionnant par le truchement d’un modèle reproduisant certaines fonctions bio-anatomiques. C’est dans cette optique qu’il poursuit des recherches sur les propriétés du ferrofluide : une matière liquide modulable sous l’effet d’un champ électromagnétique qui sera infléchie par des signaux biologiques en provenance du corps humain.

Vincent Bonin © 2002 FDL

(1) Voir Dunning, Alan, Billy Budd's stammer : the structure of the new defense, Banff, Walter Phillips Gallery, [1988?], 384 p.

(2) Dans le feuillet qui accompagne l'exposition de Translation au Glenbow Museum (Calgary, Alberta) en 1991, Dunning souligne l'intérêt qu'il porte pour les processus de médiation et les agents humains qui s'y trouvent mêlés, tel le traducteur ou l'interprète. Voir Translation, Glenbow Museum, Calgary, 1991, 2 p.

(3) Dans une entrevue publiée par Rhizome, Dunning s'explique sur cette notion de labeur, voir Advicebunny : interview with Alan Dunning, Rhizome.org, (référence du 31 mai 2001) http://www.rhizome.org/object.rhiz?1920

(4) Le concept de dérive est souvent employé par Dunning qui se l'appropriera entre autres pour qualifier l'expérience d'immersion en réalité virtuelle.

(5) Une version CD-ROM de l'œuvre accompagnait l'exposition de la galerie Optica (Montréal, Canada).

(6) Voir le site documentant les œuvres composant ce corpus : http://www.ucalgary.ca/~einbrain/ebessay.htm

(7) Ce cycle exposé sous le titre The Furnace/The Flesh (1997), puis The Crucible (2001) a fait l'objet de nombreuses présentations à l'échelle internationale, dont la Alberta Biennale (Alberta, Canada) en 1998 et le Seventh New York Digital Salon, Visual Arts Museum, (New York, N. Y.) en 1999.