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Jennifer Gabrys

Résidus dans les archives de E.A.T.

Mécanismes résiduels

Dépliant pour 9 evenings: theatre and engineering, 1966
L'amorce de « Experiments in Art and Technology» (E.A.T.) est une collaboration entre l'un de ses fondateurs, l'ingénieur Billy Klüver, et l'artiste Jean Tinguely. Ce projet de 1960, Homage to New York, met en scène l'autodestruction d'une machine dans le jardin de sculptures du Museum of Modern Art (MOMA) de New York. Passant de la récupération de matériaux dans les dépotoirs du New Jersey à la conception de circuits électriques destinés à surchauffer et à flancher, Klüver et Tinguely repoussent les frontières habituelles de l'art et de la technologie en jouant avec la vie et la mort d'une machine. Au cours de cette performance historique de désintégration mécanique, l'échec délibérée de la machine révèle l'une de ses fonctions les plus séduisantes : sa capacité à se détruire (ou à s'éliminer) elle-même.

Dans l'essai, The Garden Party, rédigé deux jours après l'événement du MOMA, Klüver fournit un compte rendu détaillé de la performance autodestructrice de la machine. Décrivant l'enchaînement de désastres esthétiques déclenchés durant cette frasque de 30 minutes, Klüver suggère que les machines incapables de fonctionner selon un plan pré-déterminé sont source d'humour et de poésie. Les machines qui outrepassent fonction et contrôle s'accordent avec les aspects imprévisibles et la provocation d'une ville comme New York (d'où « l'hommage »). Dans ce manifeste après coup, Klüver explique la logique d'un tel projet, soutenant qu'il n'est pas motivé par un programme anti-technologique, mais qu'il saisit plutôt l'oscillation constante de la machine entre marche et arrêt, entre création et destruction. Bref, « l'autodestruction ou l'auto-élimination de la machine est le mode opératoire idéal de la bonne machine (1). »

En discutant des machines idéales, qui ne s'arrêtent que pour mieux se remettre en marche, Klüver évoque l'œuvre de Claude Shannon à l'origine de la théorie de l'information. La machine « idéale » particulière que Klüver décrit fonctionne ici comme une machine informatique, un dispositif capable non seulement de transmettre des signaux, mais aussi de se modifier et de se réguler. En effet, Tinguely décrit ses projets comme des machines « méta-mécaniques » dont l'activité fondamentale est de formuler un commentaire sur leur propre fonctionnement. L'union de la machine et de la méta-machine peut tout aussi bien représenter la machine « universelle », l'ordinateur, disposant de la faculté d'englober toutes les machines au sein de ses programmes – ou modes opératoires. Par la programmation, on peut alors guider une machine vers un acte d'autodestruction. Toutefois, le processus d'autodestruction dépasse la simple question de l'élimination. Tel que l'événement dans le jardin du MOMA le révèle, lorsque la technologie existe à la fois comme matériel et processus, les machines mécaniques et informationnelles opèrent simultanément. (2) S'il est possible de programmer parfaitement la machine informatique idéale (ou virtuelle) de manière à ce qu'elle s'élimine et se reprogramme elle-même, la machine mécanique et matérielle forme un résidu qui persiste, voire qui s'accumule.

Le texte de Klüver ainsi que l'Homage de Tinguely, publiés et documentés plus tard dans le catalogue de l'exposition The Machine at the End of the Mechanical Age, saisissent, au sein du technologique, cette transition du mécanique vers l'informatique, et leur fusion. Le commissaire de l'exposition, Pontus K. Hultén, rend un autre genre d'hommage à la machine mécanique au moment où sa présumée fin historique est annoncée. Dans un texte qui sert d'introduction au catalogue, il fait la remarque suivante : « Cette exposition est consacrée à la machine mécanique, la grande créatrice et destructrice, au moment difficile de son existence où, pour la première fois, son règne est menacé par d'autres outils (3). » Ces « autres outils » sont bien sûr les machines informatiques et électroniques – y compris l'ordinateur – qui commencent alors à remplacer et à contrôler les machines mécaniques plus archaïques. Dans un texte de la même période, Jack Burnham suggère aussi que « s'ouvre désormais le deuxième âge de la machine » lors duquel « les nouvelles machines seront des systèmes de traitement de l'information (4). » Mais ce glissement de l'ordre mécanique à l'ordre informatique n'est pas une transformation totale et définitive. Comme l'écrit Pamela Lee en discutant du travail de Tinguely dans le contexte des années 1960, le « mécanique » et le « numérique » sont « des mots difficiles à distinguer (5). » Si le mécanique paraît rendre son dernier souffle sous l'emprise de l'informatique, il persiste en fait – et persiste sans doute avec le plus d'opiniâtreté comme résidus physiques tenaces des moteurs, des matériaux et du matériel (hardware), pour s'assurer que les processus de dématérialisation ne s'achèvent jamais. La méta-machine idéale poursuit et complète son autodestruction, puis laisse un inévitable résidu. Les rebuts abandonnés par les machines témoignent des mécanismes résiduels en jeu dans le technologique.

Ces mécanismes se trouvent dans les projets subséquents de E.A.T., où sont utilisés des dispositifs à la fois mécaniques et informatiques, ancrés matériellement ou basé sur un processus. Le résidu est un produit de l'oscillation sans fin de la machine, retombée tant de ses débouchés productifs que de ses finalités destructrices. Les résidus dans les archives de E.A.T. – des documents qui constituent souvent les rebuts de processus mécaniques de communication et d'échange d'information – rendent compte autant de la décomposition technologique que de l'innovation. Voilà qui explique peut-être l'ambiguïté apparente du commentaire de Klüver au sujet des machines idéales. Dans un collectif (E.A.T.) qui cherche alors à intégrer art et technologie, où les machines sont les dénominateurs communs de toute la démarche artistique, pourquoi Klüver, nourrissant des vues optimistes sur la technologie, identifie-t-il l'autodestruction comme un mécanisme si essentiel à celle-ci? Le processus générateur de déchets qu'il définit à titre de composante dans le mode opératoire global de la technologie est employé pour circonscrire non seulement les projets de E.A.T., mais également le statut contemporain de la technologie et de ses résidus. De la machine auto-destructive de Tinguely à la machine universelle (ordinateur), la manière dont les technologies se décomposent et les rebuts (apparemment invisibles) qu'elles créent, favorisent une compréhension élargie de l'économie productive propre à l'art et à la technologie.

Jennifer Gabrys © 2004 FDL

(1) Klüver, Billy, « The Garden Party » in The Machine as Seen at the End of the Mechanical Age, K.G. Pontus Hultén, éd., New York, Museum of Modern Art, 1968, p.171.

(2) Voir Davis, Douglas, Art and the Future, New York, Praeger, 1973, p.138, pour une discussion de la technologie en tant que matériel.

(3) Pontus Hulten, K.G., The Machine as Seen at the End of the Mechanical Age, p.6.

(4) Burnham, Jack, « The Aesthetics of Intelligent Systems » in On the Future of Art, New York, Viking Press, 1970, p.96.

(5) Lee, Pamela M., Chronophobia: On Time in the Art of the 1960s, Cambridge, MIT Press, 2004, p.109.