Dans les années 1990 est apparu un néologisme sous la plume de Régis Debray : la médiologie. Est-ce une nouvelle discipline dans la panoplie universitaire? Ou est-ce la fantaisie d’un philosophe? Pas très débattue ni dans les milieux francophones ni dans les milieux anglo-saxons, la médiologie demeure passablement inconnue et peu enseignée. C’est donc en lisant les livres de Régis Debray ou encore les numéros des
Cahiers de médiologie,
(1) que l’on peut comprendre ce qu’est la médiologie.
C’est dans cette
Introduction à la médiologie, conçue comme un manuel introduisant une discipline qui n’en est pas une, que Debray exprime le plus schématiquement, tableaux à l’appui, ce qu’est la médiologie et quel est son objet. Cet objet n’est pas qu’affaire de médias ou de médium comme il est facile de le penser, bien que ceux-ci fassent partie de l’équation, il s’agit plutôt des processus de médiation faisant partie de la transmission. La médiologie se penche sur les phénomènes de la transmission. Transmission de quoi? De la seule chose qu’il importe de transmettre aux générations futures, les savoirs et les traditions, la culture pour dire vite. Par opposition au temps court et im-médiat de la communication qui, paradoxalement, favorise l’oubli dans l’actualité passagère, la transmission est fondée par le temps long et médiat des traces et de la mémoire. Par exemple, le temps court de l’actualité d’une secte se transforme, notamment par le livre et l’écrit, en temps long du christianisme, l’objet matériel de médiation (ici le livre), la matière organisée comme l’appelle la médiologie, se transforme en institution, en organisation matérialisée. L’articulation de ces deux temporalités se réalise par l’entremise des médias, des instruments technologiques d’enregistrement du présent qui glissent progressivement vers leur fonction noble d’outils de mémoire et d’archivage.
Au début de son
Introduction, Debray parle de la bibliothèque qu’il présente comme médium par excellence de la transmission. Non seulement est-elle la dépositaire d’une mémoire incarnée, matérialisée dans les livres, mais elle est aussi la « matrice d’une communauté lettrée » possédant ses rituels (l’exégèse, la traduction, la compilation, etc.). La transmission est active et ne concerne pas que les stocks passifs de livres et d’archives sur les tablettes de nos bibliothèques. Dans les bibliothèques il y a des lecteurs et ceux-ci, en retour, écrivent. « Une bibliothèque engendre des écrivains comme une cinémathèque des cinéastes ».
(2) La bibliothèque est un lieu instituant qui a été créé en amont par un acte de souveraineté, nous dit encore Debray, dans ces deux pages magnifiques sur la bibliothèque. La bibliothèque est toujours « royale, califale, pontificale »
(3), du Congrès ou du Sénat, du Président ou de la fondation. Dans cette généalogie institutionnelle se trouve l’essentiel de la transmission, dont la bibliothèque est le médium mais non le moteur; elle est «
support des supports – l’invisible opérateur de la transmission ». C’est plutôt la communauté instituée autour de la bibliothèque qui «
transforme le dépôt en vecteur ». La mémoire emmagasinée dans les livres que Régis Debray appelle une mémoire externe ne prend force que par « la mémoire interne d’un groupe ». Cela induit une conséquence incontournable si nous voulons que l’usage de nos nouveaux réseaux de transmissions d’information ne repose pas sur la méprise qui consiste à « prendre un transfert physique d’information pour une transmission sociale de connaissances. Soit le véhicule pour la propulsion ». Il ne faudrait pas confondre, nous recommande Debray, « mnémotechnique et mémorisation », autrement dit la manipulation des informations contenues dans une base de données avec l’assimilation de nouvelles connaissances.
La médiologie, sans toujours l’avouer ouvertement, doit beaucoup aux intuitions fulgurantes d’un Marshall McLuhan. Le second chapitre de l’
Introduction s’intitule «
The Medium is the message » et Debray ne manque pas de reconnaître l’apport important de ce qu’il appelle l’École de Toronto (McLuhan, Innis et Derrick de Kerckhove, le traducteur français de McLuhan). « McLuhan, écrit-il, esprit perçant, intuitif, mais fort peu rigoureux, emploie ‘médium’ à tort et à travers, il est vrai, mais une pensée simpliste n’est pas pour autant idiote. Elle peut mettre sur le chemin d’une vraie complexité. »
(4) Il y aurait beaucoup à dire sur cette relation difficile entre la médiologie de Debray et les écrits du Canadien, mais il importe ici de voir que la différence entre les deux hommes, comme toujours, en est une de style; entre le rationalisme sceptique du Français, ancien marxiste et compagnon d’Ernesto « Che » Guevara, et les aphorismes ambigus et autres annotations intuitives du Canadien, conservateur et catholique converti. Chez Debray, comme chez McLuhan, les poètes servent autant de caution scientifique que des penseurs dits « sérieux », Mallarmé, Valéry ou Hugo autant que Hippolyte Taine, Michel de Certeau, Jacques Derrida
(5) ou François Dagognet. Il les voit, de même que les artistes plastiques, comme les véritables précurseurs ou pionniers de la médiologie.
Comme tous les auteurs tentant de comprendre et d’expliquer l’impact des techniques, des technologies et des médias sur l’évolution de la culture humaine dans ses rapports à son environnement, Debray propose une catégorisation temporelle décrivant les diverses époques ou strates médiatiques qu’il appelle des médiasphères : « Une médiasphère est un système dynamique d’écosystèmes complexes réorganisés par et autour d’un média dominant (simple), généralement le dernier en date. » Cette classification fait même l’objet d’un tableau
(6) dans lequel il dénombre trois médiasphères : la logosphère caractérisée par la domination de l’écriture, la graphosphère dominée par l’imprimerie et la vidéosphère où règnent les technologies de l’audiovisuel. Mentionnons qu’il avait déjà abordé les questions relatives à la vidéosphère en 1992 dans un chapitre de son livre
Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident intitulé « Les Paradoxes de la vidéosphère ».
(7) Cette nomenclature des époques médiatiques s’arrête pourtant à l’aube d’une sphère nouvelle que nous pourrions nommer provisoirement une « cybersphère » prenant en compte le médium, dernier en date, d’Internet et du World Wide Web.
Le rationalisme de Régis Debray le porte à vouloir faire système, mais il se méfie des systèmes. « On veillera à garder, en tout cas, le goût des interstices, des zigzags et des traverses, sans oublier de tenir l’hostilité des collèges et des académies pour une récompense. » La médiologie ne se veut pas assez pure pour figurer comme telle parmi le florilège des disciplines universitaires. Ainsi son côté « systématique » ou « systémique », c’est selon, est probablement une posture ironique; à prendre très au sérieux, mais au second degré, en cela assez postmoderne!