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Viva Paci

Ce qui reste des images du futur

Exposer

Hidenori Ishida, Boggle Planet, 1993 (video)
Hidenori Ishida, Boggle Planet, 1993 (video)
Paul Garrin, White Devil, 1992-1993 (video)
Paul Garrin, White Devil, 1992-1993 (video) Michael Naimark, A moviemap of Karlsruhe, 1991 Michael Naimark, A moviemap of Karlsruhe, 1991
Bulat Galeyev, Video Baby, 1988 (video)
Mettre en exposition. La culture derrière les apparences (1)

L’exposition Image du Futur a été installée dans un entrepôt désaffecté situé dans le Vieux-Port de Montréal. La disposition interne s’offrait au public comme celle d’une foire commerciale, répartie en divers kiosques. Mais ici, à côté d'Amiga, d’IBM, de comptoirs promotionnels de boîtes d’animation par ordinateur et de points d’information d’académies d’arts visuels et d’instituts de recherche, l’espace était davantage alloué à des œuvres, à des installations multimédias, à des dispositifs visionnaires d’artistes ou de collectifs de créateurs. En fait, si par exemple SIGGRAPH exposait les dernières versions d’un logiciel, Images du Futur présentait l’œuvre individuelle et originale réalisée à l’aide du même logiciel. Si la distribution spatiale de l’exposition ressemblait à celle de la foire commerciale, une fois que les spectateurs considéraient la nature des objets exposés et surtout la manière d’être mis en valeur, l’exposition semblait se rapprocher davantage de la galerie d’art, avec cette différence néanmoins qu’il y avait une plus grande quantité d’objets présentés. Cet espace, zone ouverte unique et hétérogène par son contenu, contribuait à immerger le spectateur dans une sorte d’atmosphere room.

La formule de l’atmosphere room a été introduite dans la théorie et dans la pratique muséale du XXe à partir de 1922 (2) par Alexander Dorner, directeur du Landesmuseum de Hanovre. Dorner considérait que les choix qui orientaient la mise en exposition des œuvres dans ce musée relevaient trop de la vieille manière : « Versailles-like palace », disait-il. Son idée novatrice a été alors d’immerger le spectateur dans des environnements inspirés par la culture spécifique de chaque œuvre... La galerie de la Renaissance, par exemple, était alors réalisée dans un espace à dominante blanche ou grise soulignant la forme cubique, rappelant l’intérêt de l’époque pour l’espace géométrique et pour la perspective; dans la galerie baroque, les murs étaient tapissés de velours rouge et de cadres aux bordures dorées; la galerie rococo, rose et doré, etc. L’idée des atmosphere rooms consistait à mettre en scène les styles dominants pour chaque époque.

C’est en suivant cette conception interprétative et les choix de mise en exposition qui s’ensuivent que je suggère de considérer Images du Futur comme une véritable atmosphere room : elle proposerait, en ce sens, une mise en scène de son propre présent. Par exemple, dans les années 1980, le fait d’avoir utilisé un emplacement industriel manifeste, avec précocité, la mode de tant d’aménagements urbains et d’architecture industrielle, qui s’impose de plus en plus durant ces années (mode consacrée définitivement et massivement au début des années 1990). De plus, le choix d’un espace unique d’exposition, une zone ouverte à l’intérieur de laquelle des spectateurs distraits et bruyants déambulent, étonnés, transitant d’une installation à une projection, vers un moniteur et, ensuite, vers un inquiétant hologramme, enveloppés par un continuum sonore, cet environnement de sur-stimulation sensorielle me semble valoriser une certaine continuité entre cette hétérotopie (3) du dimanche, ce « lieu autre » et festif que représente Images du Futur, et les grandes Expositions internationales scientifique/technologique du début du XXe siècle. Le spectateur-visiteur y est sollicité par des apparitions visuelles et sonores multiples qui affaiblissent et bouleversent les points de repère spatiaux, se retrouvant, du coup, dans une sorte d’errance bruyante et privé d’un point de vue privilégié. Il s’agit de conditions de réception chaotiques pour le spectateur et, également, anti-illusionnistes, dans la mesure où le dispositif qui projette des images et les transmet sur un moniteur ou les génère sur une interface quelconque est aussi intéressant, sinon plus, que les images montrées.

L’idée d’image se trouve finalement investie d’un sens nouveau : ce qui est image ici, les images du futur, c’est non seulement ce qui se déroule à la surface, mais ce qui correspond au dispositif dans sa totalité (lequel génère des images de surface, se laisse toucher et procure – ou tente de procurer programmatiquement – l’étrange sensation de pouvoir toucher les traces, les échos, les images qui nous viennent tout droit du futur). Généralement, le spectateur-usager des dispositifs technologiques dans les expositions comme Images du Futur s’intéresse à la dimension technique du « comment ». Je peux sans doute interpréter Images du Futur dans son ensemble à partir de ce commentaire qu’Anne-Marie Duguet consacre aux premiers temps de la vidéo et, particulièrement, à Jean-Christophe Averty : « Un déplacement s’est opéré de la production d’un merveilleux lié à l’imaginaire, vers une intensification de la manipulation perceptive (...) Le spectacle est aussi, et parfois avant tout, celui de la performance technique » (4). Ce type de mise en exposition des images, dont la tradition remonte aux grandes Expositions internationales, valorise surtout le dispositif technique qui génère les images. Il représente, du reste, l’ancêtre de « nouveaux » modes d’expositions du cinéma au musée. Je pense, notamment, aux expositions Projections. Les transports de l’image (Le Fresnoy Studio national des arts contemporains, avril-juin 1998; commissaire Dominique Païni); Future Cinema. The Cinematic Imaginary after film (ZKM, novembre 2002-mars 2003; commissaires Jeffrey Shaw et Peter Weibel); et X-Screen. Film Installations and Actions of the 1960s and 1970s (MUMOK Museum of Modern Art in Vienna, décembre 2003-février 2004, commissaire Matthias Michalka).

Bulat Galeyev, Video Baby, 1988 (video) Bulat Galeyev, Video Baby, 1988 Bulat Galeyev, Video Baby, 1988 Future Cinema: The Cinematic Imaginary After Film

Le type de spectateur proposé par le futur et qui est mis en scène par l’exposition d’Images du Futur trouve son modèle dans le passé lointain des foires et des fêtes foraines. Comme devant les jouets optiques du XIXe siècle, le spectateur d’Images du Futur est continuellement sollicité et contraint à faire telle ou telle chose, afin d’obtenir l’effet recherché par le concepteur : « regardez dans le trou », « pivotez sur vous-même », « touchez par ici et actionnez par là ».

Il est défendu de (ne pas) toucher aux objets exposés

Attiré par un objet après l’autre, un peu errant et fondamentalement amusé par ce capharnaüm, notre visiteur-spectateur pourrait incarner la figure du flâneur baudelairien, telle qu’étudiée par Walter Benjamin. Pourtant ce n’est pas tout à fait le cas. Premièrement, le fait que notre visiteur-spectateur paie le billet d’entrée à l’exposition (la condition de gratuité étant essentielle dans la journée du flâneur) constitue un premier point qui distingue de façon décisive ces deux figures. De plus, une fois qu’il a franchi les tourniquets, notre spectateur est continuellement appelé à (inter)agir de manière considérablement différente à tout moment, sans pouvoir compter donc, contrairement au flâneur, sur un code préétabli de comportement et de performance. À ce propos, Benjamin nous rappelle l’existence des « cartons » sur lesquels il est écrit qu’« il est défendu de toucher aux objets exposés » et souligne en même temps le pouvoir que les lieux de prédilection des flâneurs peuvent mobiliser : « Cette masse se complaît dans les parcs d’attractions avec leurs montagnes russes, leurs tête-à-queue, leurs chenilles, dans une attitude toute de réaction. Elle s’entraîne par-là à cet assujettissement avec lequel la propagande tant industrielle que politique doit pouvoir compter » (5).

Il est fondamental aussi que le spectateur puisse être l’auteur d’une expérience et le sujet d’une expérimentation. Il s’agit d’expérience, car il est continuellement interpellé par les œuvres qui le sortent de l’anonymat et de la distraction (état de prédilection du flâneur). Le spectateur se fait continuellement capter par des caméras vidéo qui en transmettent l’image sur des surfaces variées. Tel est, par exemple, le cas de Boggle Planet (1993), de Hidenori Ishida, présentée à Images du Futur en 1994. Ici une caméra vidéo filme le spectateur qui s’approche du dispositif et communique avec un ordinateur Amiga qui traite l’image avant de la transmettre sur un moniteur sphérique, mesurant environ 2 mètres de diamètre et composé d’une panoplie de petits écrans. Le spectateur voit son image sur cet écran en direct (il y a tout de même le minime délai du temps de traitement de l’image), décomposée et multipliée à la manière d’un kaléidoscope, puisque chaque cristal est composé de la même image, la sienne.

Parfois, les images se mettent à le suivre, et les sons se modulent sur ses mouvements, comme dans White Devil (1992-1993) de Paul Garrin présenté à Images du Futur en 1995. Ici, le spectateur passe dans un couloir délimité par un fossé, dans lequel une série de moniteurs contigus transmet l’image d’un pit-bull enragé, qui grogne et jappe en suivant les mouvements des passants. Il semble impossible dès lors qu’au cours de son passage le spectateur soit distrait et reste impassible... (à visiter aussi « Installations-attractions », « Résidus cinématographiques » et « Spectacle et contrôle »).

Dans un autre cas, en déplaçant le poids de son corps sur un tapis sensible, le spectateur impose aux images d’une ville qui sont projetées devant lui des changements de cadrages. C’est le cas de A Moviemap of Karlsruhe (1991), de Michael Naimark présenté à Images du Futur en 1992.

Notre spectateur peut altérer aussi des séquences de sons en touchant des écrans sensibles. C’est ce que Bulat M. Galeyev propose avec son Video Baby présenté à Images du Futur en 1991. Dans cette installation vidéo interactive, un écran télé est encastré dans une poussette – comme celle du Cuirassé Potemkine... – et transmet l’image d’un bébé qui y est couché. L’enfant crie et pleure désespérément. Quand le visiteur touche et berce l’écran, la bande magnétique qui émet ses pleurs s’arrête, pour reprendre aussitôt que le spectateur ne touche plus l’écran.

Continuellement harcelé par ces « images du futur », constamment arraché à sa position de voyeur passif, le spectateur est doublement sujet d’expérimentation : il touche, écoute, regarde, expérimente sur lui-même chacune de ces images de futur qui prennent vie grâce à sa participation physique, et il est cobaye de l’expérimentation. Les objets doivent leur vie à l’expérience du visiteur, puisque leur comportement varie à chaque usage, interagissant selon un vaste spectre de variables que le bricoleur technologique qui les a créées observe et enregistre. Il faut souligner au passage que la figure du bricoleur technologique est transfigurée, dans le cadre de l’exposition Images du Futur, en statut d’artiste, et que les œuvres, de leur côté, ne sont pas présentées comme des curiosités technologiques mais bien comme œuvres d’art. En même temps, chaque software à la base des dispositifs, comme chacune des composantes d’un dispositif, peut être modifié après l’étude de son comportement. En somme, Images du Futur ne fonctionne pas en suivant une « esthétique de la vitrine », telle qu’elle se présente dans la majorité des évènements grand public qui mettent en scène des idées du futur, comme les parcs d’attractions thématiques ou encore les foires commerciales technologiques (à visiter aussi « Des idées du futur »). L’exposition s’offre comme un contexte expérimental dans lequel s’exerce la forme systématique de la découverte.

Expérimentation, interactivité systématique, culte de l’auteur : mais de quelle manière l’image du futur peut-elle se construire à travers tous ces éléments? Le futur qui s’offre à nous se présente ici par une accumulation de stimulations sensorielles. Hervé Fischer, l’un des deux directeurs de l’exposition, déclare en 1988, dans un discours programmatique : « Cette nouvelle culture électronique est non seulement multimédia mais multisensorielle, elle fait appel à tous nos sens (...) le visiteur est invité à se déplacer, à toucher, à sentir, à écouter » (6). L’hypertrophie sensorielle n’est pas nécessairement liée au futur, mais l’idée qu’Images du Futur véhicule auprès du public permet d’assurer, dans un futur proche, une participation sensorielle aux choses du monde plus complète et satisfaisante, comme un surplus de jouissance, souligné par l’aspect forain de la chose. On croirait presque entendre un bonisseur crier : « approchez, approchez Mesdames et Messieurs, venez toucher ces images de futur... ».

Institutions confondues 

Images du Futur a été un événement protéiforme et prototypique, caractérisé aussi par une forte confusion institutionnelle. À cheval entre l’expérimentation et une certaine pratique muséale (valorisation des auteurs et de l’époque, source des objets et représentée par eux en même temps), visant sans cesse l’interactivité, Images du Futur a tenté de faire cohabiter, de manière audacieuse, des œuvres d’art, des propositions d’ordre commercial et des présentations de nature scientifique. Images du Futur était ballottée entre l’intégration des nouvelles technologies dans les pratiques artistiques et la construction d’un discours sur le futur (discours sur le futur qui est, en réalité, une réflexion sur le présent technologique par le biais d’un entraînement sensoriel du spectateur), en plus de présenter tout ce qui relève de pratiques d’exposition inspirées du passé.

Images du Futur a cherché, en somme, à fixer le devenir des relations entre arts, technologies et communications. Le télescopage de temps différents et l’origine des objets exposés, provenant des contextes relativement éloignés - qui demandait aux spectateurs, par ailleurs, une participation qui variait d’une fois à l’autre -, découlaient des effets d’une réalité en mutation, qui aurait pu difficilement se laisser figer dans une institution stable et uniforme.

La mutation rapide des technologies et de leurs relations à l’art et aux communications, avaient pu trouver un lieu rassembleur dans cette exposition ayant donné vie à une nouvelle forme d’institution qui, dans les faits, a été et devait être ainsi : transitoire, éphémère, hétérogène et très peu normative. Mais les composantes hétérogènes (porte-voix de natures diverses, de l’art à la démonstration technologique) présentées sans solution de continuité à Images du Futur se sont fait absorber par des institutions à vocation plus claire et univoque. Par exemple, les installations, selon leur statut et/ou leur chance, sont récupérées par le circuit de l’Art ou de l’industrie du divertissement (aux dernières nouvelles, Boggle Planet se trouve dans une discothèque de Tokyo), l’animation par ordinateur, par les festivals spécialisés comme Art Futura (se déroulant à Barcelone depuis 1997) (7) et le côté scientifique-didactique, par des institutions comme le Museum of the Future de l’Ars Electronica Center de Linz, fondé en 1996 (à visiter aussi « Des idées du futur »).

La multiplicité et la discontinuité des caractéristiques d’Images du Futur, qui représentaient, par ailleurs, sa force et son unicité, expliquent son caractère épisodique et justifient pleinement sa forme de capharnaüm, ce qui lui a coûté probablement la vie dans la deuxième moitié des années 1990.

Viva Paci © 2005 FDL

(1) Ce titre fait écho à celui de l’ouvrage dirigé par Lyne Cooke et Peter Wollen sur les nouvelles problématiques de la muséologie : Visual display : culture beyond appearances, sous la direction de Lynne Cooke et Peter Wollen, Seattle, Bay Press, 1995.

(2) Cf. Staniszewski, Mary Anne, The power of display : history of exhibition installations at the Museum of Modern Art, Cambridge, Mass, MIT Press, 1998, p. 16 et suivantes.

(3) Michel Foucault utilise la notion d’hétérotopie comme une catégorie pour l’analyse des lieux, voir « Des espaces autres » [1967], in Dits et écrits (vol. 4), Paris, Gallimard, 1994.

(4) Duguet, Anne-Marie, Jean Christophe Averty, Paris, Dis Voir, 1991.

(5) Benjamin, Walter Paris, capitale du XIXe siècle : le livre des passages, traduit de l’allemand par Jean Lacoste d’après l’édition originale établie par Rolf Tiedemann, Paris, Éditions du Cerf, 1989, p. 51.

(6) Le Soleil (13 août 1988).

(7) Un nombre de festivals spécialisés en animation par ordinateur a vu le jour depuis les années 1990 et s’est ajouté à Art Futura. Je tiens à mentionner l’un d’entre eux, le Futur Film Festival en Italie. Voir :