Veuillez patienter pendant que nous traitons votre requête
Veuillez patienter...

Viva Paci

Ce qui reste des images du futur

Art et industrie

Glen A Suokko, Andy Warhol, 1986
David Rokeby, Very Nervous System, 1986-présent Mercier, Pierre-Alain ; Plassard, François ; Scardigli, Victor
À la recherche d’une image artistique

Durant les années de l’exposition Images du Futur, on assiste à l’émergence d’une version nouvelle et particulière du rapport entre culture et économie. L’exposition participe pleinement à ce mouvement en concevant son environnement de manière à intégrer des présentations d’artistes et des promotions commerciales au sein de la même exposition, pourvu qu’elles s’inscrivent dans la thématique du futur (à visiter aussi « Exposer »).

Il ne faut pas oublier qu’une partie des acquis des nouvelles technologies provient plus particulièrement des recherches menées au sein de l’industrie lourde et militaire. Mentionnons brièvement qu’une filiation entre la recherche militaire et artistique est envisageable à plusieurs niveaux. À l’occasion d’une des premières éditions de l’exposition, l’un des deux directeurs d’Images du Futur, Hervé Fischer, déclarait en ce sens que 95% de la recherche d’artefacts hyper-technologiques était entreprise par l’industrie militaire.

Les années 1980 sont aussi la décennie où l’on voit apparaître des relations particulières entre les hautes technologies, la publicité et la création artistique. Par exemple, dans le cadre du lancement de l’Amiga 1000, au Lincoln Center à New York à la fin de 1985, Commodore-Amiga avait invité Andy Warhol ainsi que Debbie Harry, la chanteuse de Blondie, pour exposer et mettre en valeur les capacités graphiques d’Amiga 1000.

Quelques mois plus tard, dans un numéro de Amiga World, une revue corporative spécialisée dans le domaine de l’informatique, Warhol était encore à l’honneur (1). Dans un entretien sympathique avec Warhol, on est témoin de l’enthousiasme du créateur pour l’outil Amiga (enthousiasme qui était sans doute mis en valeur et exploité par la ligne éditoriale de la revue Amiga). Les propos qui en ressortent concernent la liberté d’exécution offerte à l’artiste ainsi que la maîtrise absolue de l’empreinte d’Auteur (c’est l’artiste, en effet, qui choisit l’impression à sortir à partir des milliers de versions on-line, il a aussi la liberté de faire circuler l’image imprimée tout en la considérant comme une simple esquisse). Warhol, travaillant durant l’entrevue sur un portrait de Dolly Parton qu’il solarise et colorie on-line, affirme pour la plus grande joie du lecteur et de l’éditeur : « The thing that I like about doing this kind of art on the Amiga is that it looks like my work. [Ce que j’aime à propos de faire cette sorte d’art sur Amiga, c’est que cela ressemble à mon travail.] » (2).

Les liens entre arts et industries ont ainsi constitué un phénomène nouveau et grandissant. Un autre exemple qui illustre cette tendance est celui d’Axon, fabricant de cordons de télécommunications et de câbles. Ce dernier a contribué à la création des composants technologiques projetées par le sculpteur électronique Gilles Roussi pour accomplir certains de ses projets. Il lui a également permis d’installer ses œuvres au sein même des locaux de l’entreprise en 1986.

Dans la même veine, lorsque Christo emballe le Pont-Neuf, projet qui nécessite quarante milles mètres carrés de bâches, ce dernier recourt, pendant sept mois, aux services d’une entreprise du domaine textile, la compagnie Dufour à Armentières, en travaillant avec un ingénieur, trois graphistes et plus du tiers du personnel de l’établissement (3).

Certains produits technologiques perdent ainsi leur fonction originale par l’entremise de l’artiste et participent à l’exposition en tant qu’artefacts et œuvres artistiques. Leur usage initial est détourné : ils acquièrent une dimension spectaculaire et insolite, qui ne suit plus uniquement les plans imposés par l’industrie, mais l’impact de ces transformations octroie, aux entreprises, des retombées bénéfiques sur le plan de la notoriété.

Artistes et scientifiques à la recherche...

Certains exemples de collaborations entre scientifiques et artistes peuvent faire état de cette circularité entre les champs du savoir et de l'industrie. Un cas précurseur, par rapport à l’époque qui nous intéresse, et fondateur du paradigme culturel auquel Images du Futur appartient, est la série de performances intitulées 9 Evenings of Theatre and Engineering, organisée par l'ingénieur Billy Klüver à New York en 1966 (ce dernier est également fondateur de l'organisme de parrainage Experiments for Art and Technology). Ce projet interdisciplinaire a permis à des ingénieurs du centre de recherches Bell Laboratories (Murray Hills, New Jersey, États-Unis) de travailler avec des plasticiens, des compositeurs et des chorégraphes new-yorkais (John Cage, Lucinda Childs, Öyvind Fahlström, Alex Hay, Deborah Hay, Steve Paxton, Yvonne Rainer, Robert Rauschenberg, David Tudor et Robert Whitman). Les artistes concevaient chacun une partition inédite, tandis que les ingénieurs, jumelés aux artistes, réalisaient les composants techniques utilisées sur scène par les participants (danseurs, acteurs, musiciens). Des découvertes, issues des collaborations entre ingénieurs et artistes, ont rayonné par la suite dans le monde scientifique. À titre d'exemple, l'utilisation du phosphore comme substrat pour la projection d'images infrarouges lors de 9 Evenings a permis aux ingénieurs de Bell Laboratories de poursuivre leurs recherches sur les lasers infrarouges et de faire fructifier cette découverte dans l'industrie. Contemporain de « Experiments in Art and Technology », le Centre for Visual Research du Massachusetts Institute of Technology, fondé par le professeur Gyorgy Kepes en 1968 et toujours en activité aujourd'hui, constitue le berceau de plusieurs collaborations entre des représentants du domaine de la science et des artistes. Ces collaborations ont permis des recherches profitables dans le secteur de l'industrie. À l’instar du Centre for Visual Research, le Xerox PARC, fondé par Xerox Corporation en 1970, dispose d'un programme de résidence favorisant l'échange de connaissances entre les spécialistes travaillant dans l'industrie et les artistes.

Enfin, depuis les années 1990, cette relation entre les champs scientifiques, l'industrie et les arts plastiques se resserre de manière significative. En effet, les artistes deviennent eux-mêmes concepteurs de logiciels et de composants technologiques, d'abord exploités dans leur pratique et diffusés sur le marché des nouveaux médias par la suite. À titre d'exemple, l'artiste canadien David Rokeby conçoit le protocole de contenu interactif Very Nervous System (4) en 1984, considéré par son auteur comme une œuvre à part entière et exploité commercialement sous forme de logiciel (5).

Prototypes industriels...

Dans le cas de Very Nervous System, une œuvre qui a été exploitée commercialement, il est possible de constater comment le prototype est passé d’une phase de conception (dans laquelle l’artefact est l’œuvre de l’auteur) à un produit disponible sur le marché. Cependant, les œuvres d’Images du Futur ont été rarement exploitées par l’industrie à la suite de l’exposition (à visiter aussi « Anticipations »).

Le prototype est le premier stade du modèle (de mécanisme, de véhicule, etc.) construit avant la fabrication en série. Le prototype d’une voiture, par exemple, qu’on admirerait dans une exposition ne correspondra pas forcément au véhicule que la maison-mère produira en série. À titre d’exemple, la voiture Peugeot Proxima, dotée d’un système radar pour contrôler la distance des autres véhicules sur la route, ne s’est pas retrouvée sur le marché de l’automobile. Le système réalisé par un prototype a pour but de créer un engouement pour une trouvaille technologique qui n’est pas encore en demande sur le marché (6). Le prototype est le meilleur moyen pour le domaine de l’industrie de la haute technologie de fournir un objet à partir duquel elle peut travailler et innover. Le produit qui en dérive exploitera, certes, certains éléments mais sera ajusté aux modèles des produits préexistants et aux coûts réels de la production industrielle – et non de l’exemplaire unique.

...et les usages sociaux

L’innovation technologique ne peut pas, à elle seule, changer les modes de vie. « Le problème [...] devient social et culturel : celui des besoins, des contenus et des usages nouveaux qui [...] vont se développer progressivement, selon une dynamique spécifique, très différente de celle de l’offre technique » (7). Les auteurs de Société digitale : les nouvelles technologies au futur quotidien affirment, en ce sens :

« Il est certes toujours risqué de s’aventurer dans une réflexion prospective sur le changement social, car l’évolution des modes de vie ne peut jamais être réduite aux comportements d’adaptation à l’environnement économique et à la stratégie des groupes industriels ou de l’État. Elle est toujours pour une part une invention de comportements inédits, qui forgent des usages parfois imprévisibles à des objets nouveaux. Qui aurait pu dire avec précision et certitude, en 1879, lorsque l’Anglais Lawson inventa la chaîne de bicyclette, quel serait l’usage social de ce mode de transport? L’apparition de techniques nouvelles ne garantit pas l’émergence d’innovations sociales, tandis que celles-ci peuvent apparaître sous l’influence de causes fortuites » (8)

Si on ne peut prédire l’avenir d’une technologie, on peut cependant chercher, au niveau d’une réflexion sociologique, une conception de l’avenir au sein même du présent en observant précisément ce qui se passe autour des technologies nouvelles, dans les interactions potentielles entre changement technique et changement social; et c’est exactement cela qu’Images du Futur mettait en scène, de manière consciente ou non. Les modes d’intégration des technologies nouvelles à la vie quotidienne peuvent être interprétés comme pronostics de l’avenir. Ce qui ne nous dit rien sur l’avenir mais constitue les notices qui accompagnent la diffusion de nouveaux produits technologiques qui font l’éloge des performances potentielles. Le discours tenu à l’intérieur de la sphère de diffusion d’un produit technologique, lui, ne peut pas véritablement parler de l’avenir, car il ne prend nullement en considération l’environnement socioculturel dans lequel l’objet technique est inséré avec ses habitudes, ses aptitudes et ses aspirations.

Viva Paci © 2005 FDL

(1) Ce numéro de la revue, comme la majorité des œuvres citées et étudiées dans ce site, fait partie de la collection Images du Futur. Il s’agit d’un de ces matériaux de recherche et d’étude collectés par la direction de l’exposition dans le but d’inscrire leur programme dans l’ensemble des réflexions qui accompagnaient cette époque.

(2) Amiga World, vol. 2, no. 1 (Jan./Feb. 1986), p. 16.

(3) Sur ces échanges entre le mécénat, la publicité et la fabrica au cœur des années 1980, cf. : la revue L’Atelier, n° hors-série, sur l’exposition « Imaginaire et technologies », Parcours-Exposition conçu par Roger Narboni, 18 mars-18 avril 1987, Bagneux, France.

(4) Mentionnons que des filiations se tracent ici avec le milieu du cinéma expérimental, par exemple avec Nervous System de Ken Jacobs. « The Nervous System is an innovative projection technique that Jacobs has been developing since the mid-1970s. It creates a dynamic optical tug-of-war using two adapted 35mm filmstrip projectors. This is no impenetrable experimental film, but dazzling cine-magic to astound all ages. Assisted by his wife Florence, Jacobs operates the Nervous System like a master musician, improvising wildly through intensely rehearsed visual riffs. Freeze frames, forward and reverse motion, inverse and mirrored images flicker through the projector as Jacobs creates fantastic relationships from within the frames of standard, often archival film. The thrill of motion overtakes the need for narrative as he unlocks the unknown possibilities hidden deep within cinema, revealing a depth of composition usually lost in the unretarded flurry of frames » (description disponible sur le site du British Film Institute).

(5) Je dois cet aperçu, ainsi que la sélection de références bibliographique ci-dessous, à Vincent Bonin (CR+D, FDL) : Klüver, Billy; Martin, Julie, The story of E.A.T.: experiments in art and technology 1960-2001, Tokyo, NTT InterCommunication Center, 2003, 173 p. McGee, Jim; Heilos, Larry; Hill, Murray, « Visual display of infrared laser output on thermographic phospher screens », IEEE Journal of Quantum Electronics (1967), p. 31. Center for Advanced Visual Studies, Cambridge, Center for Advanced Visual Studies, Massachusetts Institute of Technology, 1983, 98 p. Art and innovation: the Xerox PARC artist-in-residence program, sous la direction de Craig Harris, Cambridge, MIT Press, 1999, 293 p.

(6) L’animation 3D d’un prototype mécanique propose une sorte de double prototype (c’est justement le cas d’une animation réalisée par Sogitec en 1986 et présentée à la Compétition internationale d’animation par ordinateur d’Images du Futur 1987 de la Proxima de Peugeot). Dans une des animations, les engins les plus imprévisibles peuvent être conçus et surtout montrés... Ce qui était auparavant confiné au domaine de la maquette statique peut désormais, grâce au 3D, bouger, et être étudié dans ses possibles interactions avec l’environnement et les « imprévus » qui en découlent.

(7) Mercier, Pierre-Alain; Plassard, François; Scardigli, Victor, Société digitale : les nouvelles technologies au futur quotidien, Paris, Seuil, 1984, p. 10.

(8) Ibid., p. 115.