Pour cette exposition, il était certes impossible de montrer dans toutes leurs diversités l'ensemble des projets soutenus par la fondation (FDL) au fil des ans. Pour cela, le meilleur outil demeure le site Web de la FDL. (1) Nous voulons plus modestement montrer au public montréalais des œuvres d'artistes qui marquent l'évolution de la rencontre de l'art et des techniques électroniques et numériques. Cette exposition s'articule autour d'individualités, d'œuvres et d'artistes dont les propositions sont uniques et puissantes. En cela nous allons un peu à l'encontre de l'idée reçue selon laquelle cette rencontre des arts et des technologies nécessite des groupes de personnes aux compétences artistiques et scientifiques diversifiées. Ce n'est pas non plus le retour de l'homme de la Renaissance qui, à lui seul, embrasse tout le champ du savoir de son époque et dont le modèle est Leonardo. Mais certains des artistes de l'exposition sont néanmoins des ingénieurs ou des scientifiques de formation aussi bien que des artistes (Jim Campbell, Rafael Lozano-Hemmer), d'autres conçoivent leurs propres codes informatiques ou les circuits électroniques qu'ils utilisent (Campbell, David Rokeby, Jessica Field, Philip Beesley), d'autres font appel aux services de laboratoires spécialisés (Eduardo Kac) ou à des équipes de spécialistes (Lynn Hershman, Marie Chouinard). Bien que la plupart des œuvres remettent en cause la notion du sujet et de l'auteur, ou la mettent en crise, elles sont paradoxalement des œuvres très « signées », si ce mot avait encore un sens, chez des artistes très caractérisés par leurs techniques ou leurs thématiques.
Les œuvres de l'exposition relèvent d'une catégorie de pratiques qui prend pour objet, sujet ou méthode de l'œuvre d'art des discours, des attributs et des techniques provenant du champ de la technologie et de la science autant que de l'art. Jim Campbell peut ainsi rendre hommage aux scientifiques Shannon et Nyquist dans ses œuvres, tandis qu'il présente l'un des deux hommages à Michael Snow que comporte notre exposition, l'autre étant le fait de la nouvelle production de Luc Courchesne que nous présentons. Elles s'inscrivent donc dans des généalogies relevant à la fois des sciences, des techniques et des arts.
Le titre de l'exposition, Les Vases communicants, s'inspire du titre d'un livre d'André Breton. Pour le père du surréalisme, ces vases étaient le conscient et l'inconscient et le moyen de cette communication, de cette translation entre les deux registres était l'écriture automatique, une sorte de passerelle entre le rêve et le réel. Ici, l'ordinateur est le véhicule des translations, des transcodages et des traductions entre des univers qui, jusqu'à récemment, avaient encore des frontières solides. Or l'impact des nouvelles technologies rend les frontières poreuses. Ainsi dans les œuvres de notre exposition, se répondent l'art et la science, le réel et le virtuel, le langage humain et le langage des machines, les espaces interactifs et leurs usagers humains. Les œuvres effectuent des transformations dans un processus comportant des phases de dématérialisation, de codage, de transcodage et de représentation, et elles finissent aussi par jouer sur la frontière poreuse séparant le sujet de l'objet, le centre de la périphérie, l'organisme de son environnement, le soi de l'autre. S'effectue dans plusieurs de ces œuvres un jeu de va-et-vient d'un bord à l'autre de la frontière.
Ces notions de transcodage et de traduction ne sont pas étrangères ni à l'analyse des médias ni à la sémiologie, car on les trouve chez un Marshall McLuhan et un Roland Barthes dans leurs écrits des années 1960. Le premier écrivait que toute métaphore est un transport, une translation conceptuelle qui transforme l'émetteur, le récepteur et le message. (2) Le second a élaboré le concept des « shifters », cette instance de traduction d'un code en un autre permettant le passage de la structure technologique à celle des représentations et des discours. (3) Plusieurs des œuvres de l'exposition sont des « miroirs automates ». (4) Certaines sont animées d'une impulsion caricaturale (Field), d'autres sont des portraits-charges de nous-mêmes et de notre relation au monde et aux autres (Catherine Richards, Luc Courchesne) ; d'autres encore imitent des caractéristiques humaines (robotique et intelligence artificielle), mais plusieurs sont révélatrices dans leur échec à se faire véritablement humaines. « C'est étrange », dit David Rokeby, « de penser que l'on peut utiliser l'ordinateur ironiquement, comme un instrument d'apprentissage sur nous-mêmes». (5)
La fondation a eu l'audace de soutenir des pratiques artistiques en prise avec leur époque, non seulement à cause des technologies convoquées dans les œuvres, mais surtout parce que plusieurs d'entre elles soulèvent des questionnements éthiques assez cruciaux pour notre époque de redéfinition de l'humain. Quand certains qualifient notre ère de « posthumaine », plusieurs des œuvres de notre exposition réitèrent plutôt la place de l'humain dans un dialogue avec les environnements technologiques. Elles font sentir notre ambivalence dans une constante négociation entre la maîtrise de l'évolution de la technoculture et l'abandon aux délices de ses fantasmagories. Il est écrit dans la Genèse : « Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la. Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre ! » L'œuvre d'Eduardo Kac, Genesis (1998-99) qui clôt le parcours de l'exposition, nous entraînera dans une réflexion fondamentale sur ce pouvoir, à la fois créateur et destructeur, qui nous incombe au fur et à mesure que ces nouveaux outils de la science moderne et de l'informatique deviennent perfectionnés et puissants et que notre domination sur le monde s'en trouve décuplée.