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Jean Gagnon

Les axes de recherche de la fondation : entre prospective et perspective historique

Les axes de recherche de la fondation Daniel Langlois pour l'art, la science et la technologie sont à concevoir comme autant de stratégies pour circonscrire un champ d'investigation et créer les ressources nécessaires à son étude. Ce champ est bien entendu celui des arts médiatiques, c'est-à-dire les pratiques artistiques faisant usage de technologies, analogiques ou numériques, à des fins d'expression artistique.

La fondation par ses programmes d'aide, ses activités de recherche et son Centre de recherche et de documentation se trouve à la jonction de la prospective et de la recherche historique en ce qui concerne l'usage des nouvelles technologies dans le champ culturel. Dans cette trajectoire où se croisent plusieurs axes, et malgré la post-humanité que certains décrivent ou désirent, la question fondamentale que pose la FDL par ses programmes peut se résumer simplement : en quoi la technologie demeure-t-elle humaine ou favorise-t-elle l'humanité?

La fondation s'occupe de la prospection - de nouvelles formes, de nouveaux langages plastiques, visuels, kinétiques, musicaux ou sonores - par ses divers programmes d'aide, en particulier celui dédié aux chercheurs et aux individus. Ce programme vise à favoriser la recherche, l'expérimentation et l'exploration, toutes des activités qui supposent une méthode mais pas forcément une fin connue d'avance.

Les programmes internationaux de la fondation facilitent la réalisation de recherches et de projets artistiques et culturels desquels se dégagent les courants multiples de la recherche artistique contemporaine dans les arts médiatiques. Certains s'intéressent aux biotechnologies et aux systèmes de visualisation scientifique; d'autres explorent les systèmes de mémorisation et les bases de données; d'autres investissent les dispositifs de projection pour renouveler le dispositif classique du cinéma ou explorer des formes interactives de fiction cinématique; des projets s'inspirent de Buckminster Fuller et de son dôme géodésique montréalais (1); des concerts télématiques et des performances, en danse notamment, explorent espace, mouvement, énergie et les systèmes de communication; etc.

Le Centre de recherche et de documentation (CR+D)

Le Centre de recherche et de documentation documente cette prospection de la fine pointe de la recherche en art et technologie (dossiers d'artistes, dossiers d'organisation, documents audio ou vidéo, catalogues d'expositions récentes ou historiques, etc.), mais le CR+D vise aussi à leur donner des perspectives historiques et des assises culturelles et philosophiques solides, par un retour sur l'histoire de l'art et l'histoire des sciences. Ce n'est qu'en liant histoire et prospection que nous comptons favoriser le développement des usages et des pratiques artistiques tentant de définir le présent sinon le futur.

La décision de créer le CR+D repose sur la constatation de quelques lacunes quant à l'étude des arts médiatiques. Premièrement, dans les institutions muséales ou patrimoniales, dans les cinémathèques, dans les arts comme en matière de cinéma, force est de constater qu'à Montréal aussi bien qu'ailleurs dans le monde, on porte peu d'attention aux travaux réalisés grâce aux nouveaux médias numériques. Même si on trouve des travaux universitaires se penchant sur ce domaine, ils jouissent de peu de confrontation avec les pratiques réelles des artistes. Cet état de fait entraîne une méconnaissance des pratiques actuelles de même que de l'histoire de ces pratiques. Deuxièmement, les étudiants et les chercheurs disposent de peu de ressources pour l'étude approfondie des arts médiatiques.

La fondation, par son mandat et ses programmes, est en position et a la possibilité de rassembler une collection documentaire exceptionnelle et internationale : par ses programmes et la réception de projets nombreux accompagnés de leur documentation; par ses acquisitions courantes de documents, livres et catalogues, CD et DVDROM, banques d'images; et par l'acquisition de collections spéciales en provenance d'individus ou d'organisations ayant marqué l'histoire des pratiques qui nous intéressent. Le CR+D a, dès sa création, procédé à des acquisitions de fonds documentaires ou d'archives : la collection Images du Futur; le fonds Steina et Woody Vasulka; la collection Inter Society for Electronic Arts (ISEA); la collection de films sur Frank J. Malina; la collection de documents publiés par Experiments in Arts and Technology.

Nous avons aussi mis en place des Bourses pour chercheurs résidents afin d'encourager la recherche avancée dans nos fonds. Le premier à bénéficier d'une de ces bourses est M. Gerald O'Grady, D. Ph., pour une recherche intitulée Early History of Electronic and Digital Art in the New York State (titre temporaire). Ce travail, qui porte sur le Fonds Vasulka, permettra notamment de remettre le travail de Steina et Woody Vasulka dans un contexte et une perspective historiques. Le professeur O'Grady a été un acteur important du monde universitaire quand, à la fin des années 1960 et par la suite, il a été à l'origine de plusieurs départements d'étude des médias, dont celui de la State University of New York (SUNY), Buffalo. Pendant un temps, se sont retrouvés dans le corps professoral des artistes de la trempe de Woody et Steina Vasulka, Paul Sharits, Hollis Frampton.

Documenter le présent

L'un de nos buts demeure de documenter les pratiques courantes autant que passées : sur la base des projets retenus par la fondation, nous développons des méthodes de documentation de ces projets pendant et après leur réalisation. Il s'agit d'un effort conjoint entre la fondation et les artistes ou compagnies artistiques et agences culturelles. Sans une prise de conscience de leur part de l'importance de la documentation et des méthodes possibles pour ce faire, sans une insistance de notre part sur le développement d'une documentation appropriée et basée sur des méthodologies et des standards de conservation, cette volonté ne trouvera pas l'incarnation souhaitée.

Ce travail de collecte du présent et du passé permet d'étudier les discours qui se tiennent à une époque donnée, à la lumière de la situation d'une autre. Car l'un de nos points de comparaisons dans le domaine culturel est justement l'histoire et les traces d'autres époques. Ainsi, une première intention du CR+D est de donner accès à une documentation primaire et secondaire unique et importante à l'égard des pratiques qui nous occupent, soit les pratiques en dialogue avec les technologies.

La vidéo a suscité pareille réflexion, à savoir qu'à peine née on s'interrogeait sur l'écriture de son histoire. (2) L'ironie veut que la loi de l'accélération des médias rende cela encore plus pressant avec le passage au numérique. L'ironie est bien que cette accélération suppose de documenter le présent pour préserver le passé. Par un drôle de détour, une activité liée à la préservation du passé, la documentation, nous engage à préparer l'avenir. Avant même l'écriture d'une histoire se profile la tâche colossale de préserver l'accès aux œuvres électroniques et numériques, ou du moins à une documentation appropriée à leur compréhension, c'est-à-dire l'accès à une herméneutique des pratiques dans les arts médiatiques.

Étrangement, cela nous ramène dans la prospective. En effet, que restera-t-il dans cent ans de nos logiciels, plug-ins et systèmes d'opération quand tout ce que nous connaissons aujourd'hui sera dépassé et aura changé? Conserver les équipements serait absurde sur le long terme; la migration des données d'une génération à l'autre des machines et des logiciels est une entreprise monumentale et de longue haleine. L'émulation des systèmes permettant l'utilisation des programmes dépassés en émulant l'environnement informatique qui était le leur est une hypothèse qu'il faut encore essayer. Ces trois stratégies de préservation sont certes grandement débattues et font l'objet de nombreuses recherches dans les milieux des grandes archives, mais peu encore s'attaquent à cette situation nouvelle des œuvres d'art à composantes numériques.

La fondation Daniel Langlois et le Musée Guggenheim de New York, ont pour cette raison décidé d'entrer en partenariat pour un projet de recherche intitulé Variable Media Network. Le but de la fondation est d'établir des lignes directrices et des normes dans l'approche de ce problème comportant des dimensions à la fois artistiques, conceptuelles et technologiques. Notre insistance sur la recherche de méthodes, pratiques et normes nécessaires à la préservation des œuvres numériques ou à composantes numériques se traduira dans la réalisation d'un projet pilote de restauration, en prenant l'émulation comme modèle théorique. Cela nécessitera également le développement de bases de données et des métadonnées nécessaires à la reconstitution des œuvres sur tous les plans, technique (matériel et logiciel), esthétique et conceptuel.

La problématique ici en cause suppose de s'interroger sur de multiples aspects comme la question des systèmes d'exploitation et des logiciels propriétaires nous obligeant à tenir compte des questions juridiques liées au droit d'auteur, aux marques de commerce et aux brevets. Il faudra aussi tenir compte de la forte idiosyncrasie que comportent les logiciels, les systèmes et les œuvres des artistes. Cela est d'autant plus vrai que l'œuvre reposera sur des systèmes dynamiques, bases de données et interactivité. Il faut aussi s'interroger sur l'obsolescence non seulement des machines, mais aussi des supports de stockage de l'information.

Une seconde Bourse de chercheur résident a par ailleurs été attribuée au professeur Jeff Rothenberg de la RAND Corporation de Santa Monica, Californie. Spécialiste de la question de la conservation des archives numériques, consultant auprès de nombreuses archives nationales, dont celle des Pays-Bas, il participera au projet en tant que chercheur principal dans la préparation de notre étude de cas en émulation (Emulation Test Case).

Publications web

Un autre objectif de la fondation et du CR+D est le développement de ressources en ligne pour la recherche. Par les publications Web, nous voulons donner accès aux données de la recherche et aux documents. À l'heure actuelle, nous sommes freinés par le cadre juridique du droit d'auteur au Canada et par le flou des pratiques en ce qui a trait aux contenus diffusés dans Internet, ainsi que par des limites technologiques quand vient le temps de diffuser des contenus lourds (vidéo haute définition, longue durée, etc.). Ainsi, notre ambition est assez bien circonscrite. Les publications Web de la fondation ne sont pas un « magazine électronique », mais bien un moyen dont dispose le CR+D pour rendre accessible de la documentation, des outils de recherche, des bases de données et des résultats de recherche.

En terminant, je me permets de rappeler que la fondation a débuté ses activités en organisant l'exposition « Le Corps de la ligne. Les dessins d'Eisenstein » présentée à Ex-Centris à Montréal en 1999 et à New York en 2000 au Drawing Center. C'est que Serguei Eisenstein m'a toujours paru essentiel pour quiconque s'intéresse à l'usage des nouveaux médias dans le domaine de l'art. Et c'est avec plaisir que je tombais récemment sur une citation provenant du journal d'Eisenstein en date du 5 août 1929 :

« Il est très difficile d'écrire un livre, parce que chaque livre a deux dimensions. J'aimerais que celui-ci (il parle d'un projet de livre intitulé Méthode) se distingue par une qualité qui n'entre pas dans la nature bidimensionnelle de l'œuvre imprimée. Cette exigence est double. D'une part, le recueil de ces essais ne doit absolument pas être reçu linéairement : je souhaite une réception simultanée de tous en même temps, parce qu'à la fin, ils sont tous différents secteurs de différents domaines rassemblés autour d'un seul point central qui les définit tous - par la méthode. D'autre part, j'aimerais établir, d'un point de vue purement spatial, la possibilité que chaque texte entre en contact avec le texte voisin […] Seul un livre en forme de sphère pourrait correspondre à une telle synchronie et une telle interpénétration des textes. Mais hélas! Les livres ne s'écrivent pas en sphères. […] Il ne nous reste qu'à espérer que ce livre, écrit selon la méthode de la réversibilité mutuelle infinie, sera lu selon la méthode sphérique. » (3)

Prenons cela de manière programmatique et je nous souhaite qu'une telle pensée nous guide dans l'utilisation d'Internet pour l'édition électronique.

Jean Gagnon © 2002 FDL

(1) Le pavillon des États-Unis d'Amérique à l'exposition universelle de Montréal, Expo 67, devenu depuis le Biodôme de Montréal.

(2) « Video has been plagued by the notion of its own history. Attempts to define the medium have shadowed its growth from the very beginning. Bill Viola recalled : In 1974, people were already talking about history, and had been for a few years…Video may be the only art form ever to have a history before it had a history. Video was being invented, and simultaneously so were its myths and culture heroes. » Sturken, Marita, « Paradox in the Evolution of an Art Form, Great Expectations and the Making of a History », in Illuminating Video: an essential guide to video art. Sous la direction de Doug Hall et Sally Jo Fifer, Denville: Aperture, San Francisco: Bay Area Video Coalition, 1990, p. 102.

(3) Bulgakova, Oksana, « Comment éditer Eisenstein? Problème de Méthode », in Cinémas, Montréal, printemps 2001, p. 29.