Les deux temps de l'archive : disséminer l'œuvre disparue, relancer l'œuvre réifiée
Anne Bénichou
Olivier Corpet, director of the Institut Mémoires de l'édition contemporaine, put forward the notion of the archive-work to underscore the close ties between a work and the archives it generates. This notion seems particularly fitting when one studies Vera Frenkel and two ways that the dissemination of her works and archives have intertwined. The first saw Frenkel produce multimedia installations that never became part of museum collections. Instead she transmitted her works via her archives, their dissemination and their reuse. The second saw some of her installations enter public collections, including the transfer of the artist’s archival fonds to the Queen's University Archives.
Concurrent to Queen’s acquiring the Frenkel archives, the University’s Agnes Etherington Art Centre acquired a number of the artist’s works. And while the two institutions are independent, the Art Centre acquisitions involved reconstituting works that had not been shown for almost 30 years. The archives were vital to the exercise, given that they contain exhaustive visual, textual and audiovisual documents that reflect the various exhibitions of the works, their evolution over time, and the meanings assigned to them by the artist.
The intertwining of these two dissemination modes is therefore not incompatible, despite one being based on the work’s disappearance and the other on its reconstitution. The exhibition of a portion of the Frenkel fonds offers an ideal opportunity to reflect on this intertwining and the role the archive plays in the work.
Les deux temps de l'archive : disséminer l'œuvre disparue, relancer l'œuvre réifiée
Anne Bénichou
Lors du colloque
Les artistes contemporains et l'archive, Olivier Corpet, directeur de l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine, avance l'idée de l'archive-œuvre pour souligner les rapports étroits, voire intimes, qu'une œuvre entretient avec les archives qu'elle a générées, et la capacité de ces dernières à en renouveler le sens.
« (...) l'archive-œuvre est une idée plus active, plus féconde que celle, plus passive, d'archive-trace, car dans cette perspective, l'archive n'est plus seulement la part d'ombre de l'œuvre mais au contraire ce qui l'éclaire, et peut, dans certains cas, la faire revivre. Au point qu'il devient alors légitime d'évoquer le devenir-œuvre de l'archive, c'est-à-dire le retournement de l'archive sur l'œuvre par lequel s'institue la mémoire de l'œuvre, et conséquemment, s'organise sa transmission, sa reprise possible - au sens donné par Kierkegaard à ce concept : "un ressouvenir tourné vers l'avant"
(1). »
Cette propension de l'archive à faire revivre une œuvre m'apparaît pleine de justesse en regard du travail de Vera Frenkel et de ses modes de transmission. Je distinguerai deux moments qui relèvent de modes différents d'arrimage de l'œuvre à son archive. Le premier, allant du milieu des années 1970 à la fin des années 1990, se caractérise par la production d'installations multimédias, et, sur un plan institutionnel, par l'absence de ces œuvres dans les collections muséales. L'artiste en assurait la transmission au moyen de ses archives, de leur diffusion et de leur recyclage. La deuxième période, qui s'amorce en 1997 avec l'acquisition de
... du transitbar par le Musée des beaux-arts du Canada, est marquée par l'entrée de quelques-unes de ces installations dans les collections publiques, suivie du dépôt des archives de l'artiste à la Queen's University. L'archive permet désormais de reconstituer la matérialité des œuvres tout en autorisant les écarts et les variations, afin d'éviter de les réifier.
Bien que l'histoire des arts médiatiques au Canada reconnaît à Frenkel une place de choix, particulièrement pour ses installations multimédias, force est de constater que jusque récemment, aucune d'entre elles n'est entrée dans les collections muséales. Seules les bandes vidéographiques conçues pour les installations ont été systématiquement collectionnées ; le patrimoine artistique donnant ici une représentation assez erronée de la pratique d'une artiste. Frenkel s'est toutefois très bien accommodée de cette situation, si bien qu'il était possible de croire qu'elle était en partie responsable de cette absence, préférant d'autres formes de transmission de ses œuvres, en dehors des institutions muséales et de leurs collections. Cette hypothèse semblait d'autant plus plausible que l'artiste, à même le matériau littéraire de plusieurs de ses œuvres, affichait une méfiance à l'égard des conceptions trop sclérosantes de la conservation muséale.
La production d'archives visuelles, textuelles et sonores, à chaque étape de la création ; leur diffusion dans les médias imprimés (livres d'artistes, catalogues, magazines et imprimés divers), radiophoniques, électroniques et plus récemment, avec Internet; leur reprise et leur recyclage dans de nouvelles œuvres, ainsi que leur remédiatisation constituent les principales stratégies auxquelles l'artiste a eu recours pour assurer la transmission de son œuvre. Ce travail de l'archive ne visait pas à donner une représentation totalisante et stable des œuvres. Au contraire, Frenkel privilégiait plutôt le fragmentaire, et cherchait à provoquer une certaine prolifération du sens, relançant sans cesse le travail d'interprétation.
À l'achat de
... du transitbar succéda, en 2003 puis en 2006, l'acquisition de deux autres œuvres par l'Agnes Etherington Art Centre de la Queen's University : l'installation vidéographique
The Secret Life of Cornelia Lumsden : A Remarquable Story, Part 1: A Room in Paris et la documentation de la performance-installation
String Games: Improvisations for Inter-City Video. Parallèlement, le centre d’archives de la Queen’s University accueillit le fonds Vera Frenkel. Bien que ces institutions soient indépendantes, leurs démarches répondaient à un souhait partagé de rassembler dans un même lieu des corpus d'œuvres et d'archives significatifs.
Ces acquisitions, impliquant la reconstitution d'œuvres qui n'avaient pas été exposées depuis près de trente ans, révélèrent que Frenkel était beaucoup plus attachée à la préservation matérielle de son travail qu'elle ne le laissait entendre. Ainsi avait-elle conservé
The Secret Life dans sa totalité, et seuls quelques éléments ont dû être remplacés. Mais d'autres difficultés émergèrent à un niveau plus conceptuel. L'œuvre avait pris des formes très différentes lors de ses présentations successives dans les années 1970 et 1980. Fallait-il reconstituer l'une d'entre elles ou privilégier une certaine souplesse et autoriser de futures variations ? L'installation s'inscrivait dans une série dont les autres œuvres ne seraient sans doute jamais acquises. Pouvait-on y intégrer des fragments d'autres composants de la série, afin d'en garder la mémoire ? Certains éléments technologiques devaient subir une migration qui, d'un point de vue esthétique, jurait avec l'ambiance volontairement vieillotte de l'installation. Comment pouvait-on pallier cette difficulté ?
Dans ce travail de reconstitution de la matérialité des installations, les archives jouent un rôle important parce qu'elles contiennent des documents visuels, textuels et audiovisuels relatifs aux différentes mises en vue que les œuvres ont connues, à leur genèse, aux significations que l'artiste y a investies, etc. Cette documentation de la vie des œuvres intervient, dans le contexte d'une acquisition, comme un script, dans le sens très large de dénotation que propose Gérard Genette : tout moyen de représentation permettant de distinguer les propriétés constitutives d'une œuvre de ses propriétés contingentes, libres à l'interprétation
(2). Elle permet donc de ne pas figer l'œuvre dans une configuration, mais de renouveler ses modes de présentation et donc de la réinterpréter au regard de son histoire, du projet esthétique de l'artiste, et du nouveau contexte d'inscription. L'archive ne fixe pas l'œuvre, mais la renouvelle.
Ces deux modes d'articulation de l'archive à l'œuvre ne sont pas antithétiques, même si l'un a pour condition la disparition de l'œuvre et l'autre sa rematérialisation. Il serait souhaitable que le fonds Frenkel rende intelligible ces deux logiques d'arrimage. Ainsi, les archives garderaient la mémoire de leurs usages. Elles rendraient également compte des deux modes de transmission des œuvres que l'artiste a privilégiés de son vivant, soit hors des collections muséales, puis dans leur enceinte. C'est là le défi que pose le déménagement des archives personnelles du domicile d'un artiste à une institution publique. Dans cette opération de « redomiciliation », les organisations et les logiques inhérentes au projet de création sont souvent défaites et reconfigurées, et avec elle ce sont les sens et les usages des archives du vivant de l'artiste qui se perdent. L'exposition d'une partie de ce fonds documentaire constitue un moment privilégié pour repenser ces articulations et permettre à l'archive de faire son œuvre.
Anne Bénichou est professeure d'histoire et de théorie de l'art à l'École des arts visuels et médiatiques de l'Université du Québec à Montréal. Ses travaux portent sur les archives, les formes mémorielles et les récits historiques issus des pratiques artistiques contemporaines et des institutions chargées de les préserver et de les diffuser. Elle s'intéresse également à la documentation et à la transmission des œuvres éphémères. Elle a agi comme directrice de publication pour un ouvrage collectif auquel elle a par ailleurs contribué : Ouvrir le document. Enjeux et pratiques de la documentation dans les arts visuels contemporains paraîtra aux Presses du réel en 2010.