Yvonne Spielmann, La vidéo et l'ordinateur
L'esthétique de Steina et Woody Vasulka
Introduction
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« Après l’acquisition de l’ordinateur, nos intérêts ont changé de façon notable. Avant même d’arriver à perfectionner le réglage des instruments analogiques, nous plongions dans l’exploration des outils numériques, avec lesquels tout découle d’opérations contrôlées. C’est grâce à un "temps réel interactif" que la vidéo s’inscrit, pour moi, dans une catégorie distincte des autres médias – le film d’un côté et l’infographie de l’autre. » (Robert Haller, An Interview with Steina, 1980) (e)
Mon article vise à situer la vidéo dans une perspective technologique et esthétique autant que médiatique et culturelle, tout en soulignant qu’elle constitue un médium indépendant, et non un médium intermédiaire, rendu désuet par l’arrivée des technologies numériques. Des exemples précurseurs issus du travail de Steina et Woody Vasulka, Nam June Paik, Jud Yalkut, Stan Vanderbeek et Ed Emshwiller démontrent l’existence d’un lien étroit entre la vidéo et l’ordinateur. Ainsi, dans l’ensemble, les technologies numériques continuent d’enrichir le potentiel culturel et esthétique de ce médium. Selon cette optique, les instruments numériques pourraient représenter une étape de l’essor des instruments analogiques, qui, avec la vidéo, favorisent l’articulation d’un vocabulaire original de l’image électronique.
De même, il serait étroit de classer la vidéo comme le nouveau médium qui a supplanté le film. La vidéo manifeste plutôt une parenté conceptuelle avec les pratiques et approches du cinéma expérimental en ayant des visées formelles semblables et en investissant la vision et la visualité (ce terme se rapportant ici aux qualités et états de l’image). Bien entendu, les résultats de ces approches se distinguent en raison de la fonction du dispositif propre à chaque médium. Or, leur examen révèle qu’à proprement parler, la vidéo ne dispose pas d’une fonction analogue au concept de dispositif filmique. Il serait plus juste d’affirmer que le film, lorsque qualifié de médium, se rapporte à un dispositif dont la structure n’évolue pas : son ordre spatial comprend le projecteur, le spectateur et l’écran, où des images transparentes préenregistrées (développées sur une pellicule fixe) défilent de façon continue et sont projetées verticalement pour créer l’impression du mouvement. Dégagée d’un ordre spatial rigide, la vidéo, pour sa part, se manifeste sous forme de présence immédiate, dans la caméra, à l’écran et même par le truchement d’instruments de traitement d’image. De plus, la vidéo ne se compose pas d’une véritable « image » mais plutôt de la simulation d’une image, étant donné qu’il s’agit d’une manipulation de signaux électroniques.
Dans le vidéogramme How TV Works (1977) (c), Dan Sandin utilise une approche didactique pour expliquer la phénoménologie de la vidéo comme nouveau médium et son mode de fonctionnement par opposition au médium filmique.
Il semble que le balayage dans la caméra et à la surface interne de l’écran ne génère pas d’images cohérentes, mais une sorte de courant d’imagerie défilant tant à la verticale (comme la pellicule du film) qu’à l’horizontale. En fait, l’impression d’une image résulte ici de données d’entrée, qu’un dispositif de balayage transforme en signaux électroniques. Les signaux sont transmis continûment sous forme de lignes de balayage défilant sur un écran normal de gauche à droite et de haut en bas, rappelant ainsi le trajet de l’écriture sur une page dans la culture occidentale. Alors que le film confine l’image en mouvement au déroulement vertical des photogrammes, la vidéo ignore ces impératifs, car pour composer et recomposer les images, le signal doit cheminer à la fois verticalement et horizontalement. En distinguant l’unité spatio-temporelle d’une image sur les modèles du « plan » ou du « tableau » (modèles issus des régimes de représentation picturale, photographique et cinématographique) et les données électroniques « encodées » dans les lignes de balayage qui génèrent des images vidéo, je qualifie d’« imagerie » les formes d’images issues de modulations électroniques.
Le fait que l’image issue du médium électronique peut surgir en différents points du cadre technique tels que la caméra, l’écran ainsi que des appareils de balayage et de synthèse souligne d’autant plus la non-fixité, la fluidité et les caractéristiques modulables de la vidéo. Les premières tentatives de mise en circuit de la caméra et du moniteur ou d’autres appareils de traitement de l’image (expériences menées sans magnétoscope ) révèlent que l’inscription de l’imagerie électronique sur un support sous-entend un mode de visualisation de la vidéo parmi d’autres. Lors du traitement du signal vidéo, les effets visuels produits en temps réel peuvent s’afficher directement à l’écran (comme les processeurs le permettent). Et contrairement au film, l’écran de ces processeurs n’est pas que surface de « projection », mais constitue l’emplacement où se façonne la vidéo (un lieu où convergent sa génération et son exposition).
Bien qu’il soit possible de produire un film sans caméra (le dessin sur la pellicule (scratch), les bains chimiques le démontrent), ce médium ne s’affranchit pas de sa base matérielle. En revanche, la vidéo peut se manifester en faisant l’économie de bandes magnétiques et l’étape de l’enregistrement n’est pas une condition dictée par le médium. Il existe plusieurs choix de captation de l’information avant cette étape. Il est même concevable de limiter la vidéo au seul traitement du signal. Dans le cas du Scan Processor (f) (conçu par Steve Rutt, Bill et Louise Etra en 1973) qui intervient sur la structure temporelle de la vidéo en re-synchronisant le signal électronique, le traitement du signal modifie la trame télévisuelle. Le Scan Processor était un instrument analogique utilisé en vidéo pour moduler les signaux de déviation dans le moniteur grâce au contrôle du voltage en temps réel. Notons que l’imagerie issue du Scan Processor ne s’enregistrait pas directement. Pour inscrire les modifications opérées dans la trame, il fallait diriger une autre caméra vers son écran. Comme le montre le traitement du signal, la production, la transmission et l’affichage de l’imagerie électronique ne s’effectuent pas dans un lieu déterminé ou un cadre déterminé. La vidéo propose plutôt de nombreuses options audio et visuelles.
Dans les analyses suivantes, consacrées aux pratiques expérimentales, une initiation à certains principes fondamentaux de la vidéo est de mise pour aborder les expériences de traitement du signal qui, à mon avis, manifestent l’essence de la vidéo comme médium électronique. Un autre niveau de discours se rattache au débat médiatique général entourant la surface (ou le contenu) des images vidéo, aspect que privilégie l’histoire de l’art, si et quand les spécialistes daignent étudier la vidéo. Or, j’estime que le statut de l’image électronique, en fonction des similitudes et des différences entre le traitement analogique et numérique, doit faire l’objet d’un débat plus large. Cela nous permet d’enchaîner avec des considérations sur la spécificité du médium pour discuter de la vidéo dans un contexte élargi. Me fondant sur des théories qui tentent de définir des formes analogiques et numériques d’imageries matricielles, j’avance que la vidéo est essentiellement variable, omnidirectionnelle et multidimensionnelle. Un troisième niveau d’analyse consiste à décrire des œuvres choisies de Steina et Woody Vasulka, œuvres qui mettent en relief des moments clefs du passage de la vidéo de technologie à médium et qui intègrent de façon exemplaire les ordinateurs analogiques et numériques comme outils de traitement d’images. Ces trois niveaux d’analyse sont étroitement reliés ci-dessous, car pour mieux relever les caractéristiques propres à la vidéo comme médium audiovisuel, je crois nécessaire d’aborder en parallèle les questions techniques et les aspects esthétiques.
Yvonne Spielmann © 2004 FDLPage 1/8